Journal de bord

samedi 25 janvier 2003

Au stop, il y a le parking pour le shopping

La plupart des Français, qui connaissent peu ou mal le Québec, ont une vision fausse de la langue parlée dans la Belle Province. Ces Français s’imaginent que tous les Québécois parlent un français très pur et défendent avec ardeur leur langue contre l’intrusion des anglicismes et que ces derniers ont bien raison de se gausser de nous avec notre shopping, notre parking et notre stop. Ainsi, le Québécois fait du magasinage, se gare au stationnement, s’arrête à l’arrêt. Les plus savants de ces Français préciseront également que le “charmant accent” des Québécois est issu directement du français tel qu’il se parlait dans nos campagnes au XVIIe siècle. D’autres évoqueront avec un gloussement les gosses et les brassières. Les Québécois (de plus en plus nombreux) en visite en France se chargeront de participer à la propagation de cette image du Québec comme conservatoire de la langue française et de participer à une vision quelque peu mythique.

La réalité est hélas un peu éloignée de ce chromo aux jolies couleurs. Si le Québécois s’en prend à nos anglicismes hexagonaux, c’est pour deux raisons. La première est que se moquer des Français est un sport national. La deuxième est plus subtile. Le Québec est à l’échelle du continent nord-américain un tout petit confetti francophone au milieu d’un océan anglophone. Y conserver le français relève d’un véritable effort, voire d’une lutte. Les discours autour de la langue tournent toujours autour des notions de menace et de précarité. L’irruption d’anglicismes est presque une fatalité, tant la culture anglo-saxonne dominante s’immisce partout. La langue au Québec, c’est vraiment un sujet sérieux. Alors le Québécois est légitimement outré de voir la légèreté et l’inconscience des Français avec leur langue. Si l’on fait remarquer à un Français son usage excessif d’anglicismes, cela le fait sourire car il ne ressent pas sa langue comme menacée. La langue en France, ce n’est vraiment pas un sujet sérieux, et l’Académie française ou la loi Toubon prêtent plus à la moquerie qu’au respect. Au Québec, l’Office de la langue française et la loi 101 ont une autre valeur.

“Vous, les Français, un pays de 60 millions de personnes, berceau historique de la langue, vous vous permettez les pires outrages à la langue car vous la considérez comme un acquis indéfectible. Nous, les Québécois, nous savons bien que la langue n’est pas un acquis et que si nous nous laissons aller à la paresse, nous allons la perdre. Et perdre sa langue, c’est perdre sa culture.”

J’ajouterai une troisième raison, c’est l’effet paille et poutre. Si les anglicismes représentent une paille en France, ils sont une véritable plaie au Québec. Les anglicismes ont surgit en France au XIXe siècle avec le même mouvement d’anglomanie qui faisait surgir autour de nos châteaux des parcs à l’anglaise et dans nos villes, des squares. Un anglicisme en France est généralement peu respectueux de la langue anglaise, c’est à dire qu’il est à la fois mal prononcé et souvent avec un sens différent du mot d’origine. Cela tient à la légendaire aversion qu’ont les Français à l’apprentissage de l’anglais. Ainsi par exemple le smoking (vers 1890) qui est en français un habit de soirée. L’anglicisme naît soit d’une mode, soit d’un concept en provenance d’un pays anglo-saxon (principalement les États-Unis aujourd’hui) qui n’a pas encore d’équivalent en français. De nos jours, on trouve des anglicismes dans le parler des jeunes et dans les sabirs professionnels. Comme au XIXe siècle, ils sont souvent l’expression risible d’une soi-disante modernité ou d’une “branchitude” qui ne durera qu’une saison. Ainsi, dans les métiers de la communication, c’est un vrai festival et on entend tout et n’importe quoi. Pour d’autres métiers techniques, comme l’informatique par exemple, c’est plus d’ordre pratique que par snobisme. Heureusement, la plupart des anglicismes ont souvent trait à une réalité ou à une mode de l’époque et se meurent souvent après quelques décennies. Même dans les langages professionnels. Ainsi le software des années 70-80 a définitivement laissé place au logiciel, le floppy disk à la disquette, etc.

Un anglicisme québécois a une nature différente de son homologue de France. Au Québec, un emprunt à l’anglais est généralement parfaitement prononcé et avec un usage identique à celui de l’anglais, ce qui, nous en conviendrons, relèverait pratiquement de l’impossibilité technique pour un Français. D’une certaine façon, les Québécois sont beaucoup plus respectueux de la langue anglaise que les Français qui se livrent à un véritable sabotage, douloureux pour une oreille anglo-saxonne. À ce titre, une petite digression : je me demandais pourquoi on avait embauché depuis trois ans Anthony Kavanagh pour présenter au Midem de Cannes les NRJ Music Awards (!). J’ai trouvé la réponse : parce qu’aucun présentateur de télévision en France n’est capable de prononcer le nom des vedettes de la pop anglo-saxonne et les titres de chansons anglaises sans se couvrir de ridicule. “Voici Shakira qui va nous chanter un titre de son dernier album Loneudri Service (Laundry Service) : unederneffe ioure clozeuh (Underneath Your Clothes)”, ça le fait pas. Par ailleurs, aucune chanteuse de France ne pourrait faire la carrière d’une Céline Dion aux États-Unis.

Il y a aussi au Québec nombre d’anglicismes qui sont très pernicieux : ce ne sont pas des mots anglais repris tels quels, mais des mauvaises traductions en français, ils sont donc plus difficiles à identifier. Ainsi l’horrible “Heures d’affaires”, traduction mot à mot de “Business Hours”. On appelle cela un “calque lexical”. Plus difficile encore à traquer, c’est le mot français qui prends le sens de son équivalent anglais. Ainsi le “je réalise” pour “I realize” (je me rends compte de…). (Cette dernière espèce d’anglicismes fait aussi des ravages en France et c’est la plus difficile à combattre, à côté, le shopping et le parking sont tout à fait anodins et folkloriques.) Et je ne vous parle pas de la calamité de l’anglicisme syntaxique (le “calque syntaxique”)…

La langue telle que parlée dans la rue au Québec est envahie de ces anglicismes et c’est là que réside le problème. Il faut dire que celui qui souhaite parler correctement le français se voit mettre de nombreux bâtons dans les roues, surtout s’il écoute une radio autre que Radio Canada et s’il lit les monstrueuses traductions qui figurent sur les produits de son quotidien (dentifrice, boites de céréales, emballages de biscuits, etc.). Une ville comme Montréal offre le paysage d’une langue dégradée à tous les coins de rue, sur les panneaux publicitaires, sur les vitrines des magasins. Séparer au jour le jour le bon grain de l’ivraie est très difficile dans ces conditions.

Rajoutez sur tout cela une couche de “joual” (le joual est linguistiquement parlant un “créole” québécois), et vous arrivez à la situation suivante : certains québécois ont une langue orale absolument incompréhensible par tout le reste de la francophonie, de Bruxelles à Dakar.

Soyons clair, il y a beaucoup plus (vraiment beaucoup plus) d’anglicismes dans la langue courante au Québec qu’en France. Et des anglicismes beaucoup plus pervers que sont les calques lexicaux et syntaxiques. Se moquer des Français est bien facile mais il ne faut pas ignorer qu’il y a le feu dans la demeure.

Résumons : la langue française est un acquis fragile au Québec, quotidiennement menacé par des agressions anglaises. Les Québécois ne peuvent pas se permettre un relâchement au risque de perdre leur identité. Alors ils ne sont pas contents de voir que les Français s’en foutent et ne prennent pas la question au sérieux. Ils ont sans doute raison. Mais il ne faut pas croire que les Québécois ont une langue “pure” puisée aux meilleures sources du “vieux françois”, ce cliché à la peau dure en France et est souvent complaisamment véhiculé par les Québécois en visite ici. C’est une contre-vérité. Beaucoup de Québécois parlent créole. (Je vais me faire incendier là). Georges Dor est toujours d’actualité au Québec (nous manquons sans doute d’un ou plusieurs Georges Dor en France).

Pour ma défense, sachez que je suis tous les jours consterné par l’état de ma langue dans mon pays, que je suis en colère contre certaines offenses, que je pense que le Québec a peut-être certaines leçons à nous donner. Mais les clichés, les images d’Épinal, les lieux communs, les simplifications m’agacent. Bon, je vous laisse : samedi, c’est jour de shopping.

Post-scriptum.
Beaucoup de linguistes et universitaires québécois sont passés à côté de Georges Dor. Ils se sont attachés à des détails et, par esprit de chapelle, ont dénié à l’auteur toute légitimité à parler de la langue. Ils n’ont pas saisi l’essentiel du message, le cri du coeur de Monsieur Dor : un homme est désarmé face à la vie s’il ne maîtrise pas son langage. Le langage est constitutif de l’intelligence et sert à manipuler des concepts, à entrer dans l’abstraction. Un corpus de mots trop pauvre est non seulement une entrave à la communication (c’est le sens commun) mais aussi une entrave à gérer intérieurement les sentiments (l’amour, la douleur, etc.). N’oublions pas, le langage fait que nous sommes des hommes. Misère sociale rime souvent avec langage appauvri et incapacité à faire face aux événements de vie. Celui qui ne maîtrise pas sa langue est un handicapé. Une autre chose qui m’a marqué au Québec, c’est de découvrir qu’il y avait beaucoup de monde qui avaient des complexes envers l’écrit, des gens qui n’osaient écrire car ils avaient honte de se sentir démunis. Il y a un profond malaise avec la langue au Québec et refuser de le voir frôle l’inconscience.

Post-scriptum bis.
Les socio-linguistes sont là pour étudier les états de la langue, les niveaux de langage, les registres, le lexical, la phonétique, le syntaxique, etc. Ils ne sont pas là pour juger et ils ne sont pas là non plus pour interdire aux gens de juger et d’avoir des opinions. Ils peuvent rire à mots couverts du normatif et du passionnel d’un Georges Dor, mais la vie en société se fonde autour de règles et de normes. Le laisser-aller général, c’est bien de le disséquer et d’en faire l’exégèse, mais aller jusqu’à l’encourager, c’est criminel. Non, le français n’est pas une institution quasi-divine et intouchable, c’est une langue vivante et c’est tant mieux. La langue québécoise comme autres parlers régionaux est riche en vocabulaire et ça fait partie du patrimoine. Mais défendre des appauvrissements, c’est scandaleux.

Post-scriptum ter.
Ciel, serais-je devenu néo-réactionnaire ?

1. Le 25 janvier 2003,
pascal

“voir d’une lutte.” voire avec un e ;-)

Un article intéressant.

2. Le 25 janvier 2003,
Laurent

Zut ! Merci Pascal. C’est corrigé.

3. Le 26 janvier 2003,
Martine

Perspective intéressante, monsieur la marmotte, et j’ai beaucoup rit en lisant vos imitations du français essayant de parler l’anglais!

Je dois avouer que je n’ai jamais rencontré de français qui croyait que notre parler québécois était “pur”. Au contraire, ceux que j’ai cotoyé croyaient plutôt que nous parlions une sorte de créole qui les amusait beaucoup puisque leur français était le “vrai français”, bien sûr. Je suis donc étonnée de voir que nous avons peut-être cette réputation de pureté.

Quand je parle à des français, surtout lorsque je suis en France, je fais toujours attention à ma manière de m’exprimer et à ma prononciation. Ça me semble logique, pour pouvoir communiquer avec quelqu’un qui n’est pas familier avec nos expressions. Certaines personnes, moins habituées à ces échanges internationaux, ne pensent pas à “ajuster” ainsi leur langue et ce sont parfois des français qui commettent ce petit crime. Faites-moi discuter avec un jeune de la banlieu parisienne et je ne suis pas certaine de pouvoir tout comprendre ce qu’il me raconte, alors que j’ai pourtant été exposée à des dizaines de films français depuis mon enfance. Je pense que tous les membres de la francophonie ont de la difficulté à se comprendre entre eux, et pas seulement les québécois avec le reste, comme si tout le monde parlait un “bon français” sauf nous.

C’est vrai qu’il y a un grand malaise avec la langue au Québec. J’ai grandi dans un quartier ouvrier où il n’était pas bien vu de lire et d’utiliser des “grands mots”. C’était comme si on reniait ses origines modestes. Je lisais pourtant beaucoup mais je faisais attention de ne pas trop le laisser paraître dans mes discussions, ajustant encore une fois mon niveau de langue, cette fois-ci pour ne pas paraître prétentieuse. La situation s’est un peu améliorée depuis mais on a encore beaucoup de chemin à faire de ce côté!

4. Le 27 janvier 2003,
Laurent

Merci Martine. J’ai développé ma réponse sur : http://navire.net/archives/qubec/petiterponsemartine.html

5. Le 19 août 2003,
patrice

C’est vrai qu’il y a beaucoup d’anglicismes au Québec et ce que Martine évoque, les niveaux de langages (si on peut dire ça), posent un autre problème.

L’écart entre le français parlé (joualisant)et le français écrit est sûrement moins important dans la population, en général, aujourd’hui qu’il y a 50 ans.

Mais au Québec, renier l’accent joual, c’est presque renier son identité, surtout depuis que le joual a acquis ses lettres de noblesse au théâtre et dans les arts d’abord (on pense à Michel Tremblay, en 1968) et puis à la télé et la radio aujourd’hui.

Je vais généraliser mais plus on parle avec l’accent joual, plus on affirme son identité québécoise: ce mouvement s’est entendu il y quelques années en chanson avec l’avènement et la reconnaissance de Richard Desjardins, Kevin Parent ou Marie-Jo Thériault, qui se sont démarqués en accentuant les caractéristiques du parler abitibien (Desjardins, gaspésien (Parent) et acadien (Thériault).

Disons que dans leur cas, un certain talent pour l’écriture a transcendé la forme plutôt régionalisante du français qu’ils chantent.

Ce qui n’est pas le cas d’un groupe comme La Chicane, pourtant très populaire, dont les erreurs de français n’ont d’égal que la mièvrerie de leurs textes.

Bref, il y a aussi comme une fierté dans le fait de mettre en valeur son accent, fierté qui a des racines dans la Révolution tranquille et l’affirmation de l’identité québécoise.

Aujour’hui que cette identité est reconnue (malgré l’échec de la souveraineté), la place du joual (qui est loin d’être ce qu’il a déjà été!) est souvent questionnée.

Mais de façon générale, dans la population, bien parler ou encore parler avec un accent plus européen vous range immédiatement dans la catégorie intello, outremontais-e ou snob (qui-veut-faire-français-et-qui-a-honte-de-ses-origines?)

PS Je pense qu’il n’y a rien de plus drôle qu’un Québécois qui essaie de bien parler pour se faire comprendre d’un Français. Ou alors c’est triste…

Ah si: un Français qui parle anglais ;)

Blah ? Touitter !

Do you speak français ?

Voulez-vous que je vous raconte une anecdote pitoyable ? J’arrivais à Montréal et je passais le contrôle douanier. Le douanier me pose une question. Je ne la comprends pas. Il reformule. Je montre ma totale incompréhension. Je lui dis et même je m’en excuse. C’est à son tour de ne pas comprendre. Il me repose la question en anglais et là tout s’éclaire subitement. J’ai enfin compris et je lui réponds en anglais. Je récupère mon passeport dûment tamponné, fais quelques pas, et j’entends dans mon dos “maudit français”. Là, j’ai tout de suite compris. Bienvenue au Québec !

1. Le 5 mars 2003,
Aaron of Montreal

It’s no different than the two anglophones, each unsure of other’s mother tongue, labouring to speak their garbled French to one another anywhere in Montreal ;-)

Blah ? Touitter !

Manque affectif

Ce soir, je vais manger des croustilles, je vais boire de la bière, pis prendre du Nutella en regardant des niaiseries sur TF1 avachi dans le canapé. Tu vois, mon lapin, faut pas me laisser tout seul !

1. Le 26 janvier 2003,
Le lapin

Message personnel à ma petite marmotte.

N’essaie pas de me faire sentir coupable, tu ne réussiras pas. C’est comme pour la langue, il faut se prendre en main. Fais-toi un bon petit repas et écoute ARTE. Je sais, je sais, c’est moins junk et tellement plus sage.

Grosses bises !

2. Le 26 janvier 2003,
Laurent

Merci de m’appeler la marmotte en public mon lapin ! Maintenant, certaines se permettent de m’appeler “monsieur la marmotte” ;-)

3. Le 4 mai 2008,
Anne Onyme

Je trouve incroyable et pathétique que certains français arrivent au Québec avec cet air de supériorité linguistique. Mais ce qui me révolte davantage c’est de constater que certains québécois qui n’ont jamais mis les pieds en France se permettent de prétrendre que les français emploient certais termes “anglais” qu’ils ont entendus dans certaines séries américaines qui emploient des termes “américanisés” pour justement paraître plus “américaines” aux yeux du public français. D’ailleurs la majeure partie des séries et films américains est doublée au Québec. C’est le même phénomène qui amène les québécois à penser que les françaises ne s’épilent pas parce qu’ils ont vu un jour dans un film des années 70 une actrice qui avait des poils sous les bras!!! Il en faut peu pour convaincre les québécois.

Un québécois qui connait assez les français pour savoir qu’ils emploient moin d’anglicismes que les québécois!!

Blah ? Touitter !