Journal de bord

samedi 4 octobre 2003

Sac à terre

Les mains calleuses, la démarche chaloupante, le visage brûlé de soleil, le corps fatigué, le cœur à la dérive, je débarque. Tant de choses vécues de l’ordre de l’ineffable, et le temps qui s’est distendu, j’ai le sentiment d’être parti plusieurs mois. Tout m’est étranger, la vie semble s’écouler à mes côtés en m’évitant le long d’une frontière invisible. Ces sons, ces parfums, le côtoiement de ces visages étrangers dont je suis désaccoutumé, passent le long de mon bord et un peu hagard, je déambule dans un monde à se réapproprier.

Je ne souhaite plus parler, rester dans ma sphère et vivre sur les récents souvenirs qui me sont chers. Devenir autiste. Repenser aux mots de Gildas, le matelot costarmoricain : “tu sais, j’ai pas l’habitude de dire ce genre de choses, mais je t’apprécie bien” ou encore Marcel me saluant de sa mayence “kenavo, quartier-maître Gloaguen, j’espère qu’on se reverra”. Ressentir l’émotion de ce coup de vent à cinq heures du matin, de la gîte et des sabords qui embarquent, de la barque qui fuit dans le grain, du petit perroquet volant explosé, de l’ardeur à serrer la toile, et de la chaleur à se retrouver, trempés et heureux, à boire un thé chaud et manger des crêpes dans le petit rouf. Retrouver la magie de ces quarts de nuit, à gouverner l’un des plus beaux voiliers de monde où durant plus d’un siècle des timoniers se sont relayés, les discussions du gaillard pendant la longue veille suspendue entre étoiles et mer. Revoir ces images surnaturelles des dauphins jouant à l’étrave en pleine nuit, leurs silhouettes phosphorescentes de plancton nous accompagnant comme des fantômes. Et puis ne pas oublier le sourire de Gaël, lourdement handicapé, pour qui cet embarquement était la plus belle aventure au monde. Par pudeur virile, j’ai su contenir les larmes de mon bonheur. Et j’ai vécu l’instant présent sans autre repère temporel que celui des quarts. Et qu’y a-t-il de plus puissant que de se sentir vivre.

Sur le quai trempé, le taxi est arrivé au milieu du ballet des grues et des camions, tout est allé vite, pas d’adieux inutiles. La gare, le train. Et puis la maison, vide.

Moment de désemparement. J’ai pas le sentiment de mener ma barque. Je dois faire avec les conditions pour mener ma route. Il va falloir se résoudre à changer d’amures. Au devant, l’inconnu. Alors, je vais me laisser faire, me livrer aux éléments. Il faut parfois ployer plutôt que résister.

Moment de questionnements aussi. Ne me suis-je pas trompé ? À mon âge, peut-on encore envisager un revirement professionnel complet ? Ma vie, c’est la mer, pourquoi ai-je mis autant de temps à le comprendre ? Et de ré-entendre Patrick : “hein, c’est ton quatorzième stage à bord ? t’es un vrai malade”.

La seule chose sûre, j’embarquerai à nouveau. Il n’y a pas d’expérience humaine plus riche et forte, et nos vies de techno-yuppies sont bien fades à côté. D’ailleurs, j’ai bien des doutes sur la poursuite de ce blogue.

Peut-être plus parler de voyages… Et abandonner l’écume des choses, le futile, l’actualité qui se délite aussitôt après avoir été énoncée.

1. Le 4 octobre 2003,
Le lapin

Bonjour mon Capitaine !

Comme toujours, tu m’as beaucoup ému avec ce texte de retour sur terre. Fais-moi signe quand tu seras prêt. J’attendrai patiemment mais svp pas trop longtemps.

Bises !

P.-S. Fais confiance à la vie !

2. Le 4 octobre 2003,
aqb

C’est un très beau récit qui sonne tellement juste. La part essentielle de la vie est effectivement plus profonde et plus importante que la surface des choses. Ineffable. Elle se vit. Se conte difficilement. Mais comme Isabeau dans «les passagers du vent» tu as encore toute ta vie devant toi…

3. Le 4 octobre 2003,
François Granger

Bon retour à terre … quand même.

4. Le 4 octobre 2003,
Martine

Il fait gris et froid à Montréal. Il pleut. C’est une journée sans lumière.

Ce matin pourtant, j’ai vu des dauphins, des muscles affairés aux cordages, des larmes dans des yeux d’hommes. J’ai senti le vent. J’ai vu, au-delà de mes fenêtres donnant sur la ruelle, une douce lueur.

Je ne peux pas prétendre savoir ce que tu ressens, Capitaine, et pourtant, grâce à ton billet, j’ai pris le large. Tu es peut-être un homme de mer mais tu es aussi un homme de mots, dont l’expérience ne sera jamais complète sans le contact du papier, sans le cliquetis de tes doigts sur le clavier.

Tes mots comme un phare. Tu ne trouves pas qu’il y en a déjà trop qui s’éteignent?

5. Le 5 octobre 2003,
Steph

Welcome back :-)

6. Le 5 octobre 2003,
Aurélie

Le spleen post-Belem… Je lis ton texte et les larmes coulent… J’ai vécu et pensé chacun de tes mots; émerveillement, désemparement, questionnements, même combat. Pour moi aussi, la seule chose sûre c’est que j’y retournerai… et j’espère t’y croiser !

7. Le 7 octobre 2003,
Vincent

Encore un pourri post-moderne qui pique sa crise d’insatisfait. Raccroche definitivement car ton truc est kaput et tu ne manqueras à personne!

8. Le 7 octobre 2003,
aqb

En voilà un post utile et constructif!

9. Le 7 octobre 2003,
Laurent

Qui es-tu, petit cloporte anonyme, pour juger ma vie ?

10. Le 7 octobre 2003,
neige

Y a pas une péniche sur la Seine où tu pourrais t’installer ?

11. Le 7 octobre 2003,
joséphine

Bonsoir. Quelques mots et les émotions qui m”assaillent depuis ma première croisière figurent là. dEs mots simples qui vont droit au coeur. Tombe pas à la mer à vouloir rester sur terre. Le splenn? je l’ai rendu constructif. Changement de vie changement de cap, je regarde avec plus de tenancité sur les littorals après tout, avec une bonne connexion il est possible de travailler en province. En bord de mer. Alors, l’envie très forte du bateau prend son sens, bien au-dela de la maison+berline et tutti quanti. Belem, sailpilot, monocoque ou cata. Le futur a enfin du sens. Hisse les voiles:

12. Le 7 octobre 2003,
Pierre CARION

Il me manquait a moi le Vincent aka le Blairot de MIF. Tu es injuste Laurent de considerer que Vincent est un cloporte car c’est la faire une insulte tres grave aux cloportes.

Bon retour sur terre Laurent.

13. Le 10 octobre 2003,
Constantin H

Je me joins à Pierre pour vous faire bon accueil.

14. Le 10 octobre 2003,
melodius

“Encore un pourri post-moderne qui pique sa crise d’insatisfait. Raccroche definitivement car ton truc est kaput et tu ne manqueras à personne!”

Encore un type qui se prend pour Céline dès qu’il injurie quelqu’un.

Mort aux cons !

Blah ? Touitter !