“Miscellanées”

actus et opinions

Fracture numérique et emplâtres sur une jambe de bois

[Reproduction d’une publication originale sur ConstellationW3].

Les discussions politiques autour des nouvelles technologies de l’information se résument souvent à déplorer la “fracture” ou “fossé numérique”, à parler des exclus de la révolution en marche, de ceux qui n’ont pas accès au nouveau Graal de la communication. Il est même devenu banal de penser que le changement social tient aux progrès technologiques et que l’équité à l’accès au Réseau efface les inégalités, le taux d’équipement des ménages en micro-ordinateurs et le nombre d’abonnements à Internet devenant un indicateur permettant de jauger l’état d’avancement d’une société. Il faut donc mettre en oeuvre des politiques incitatives à l’équipement, à la connexion, pour des lendemains technos qui chantent, et résorber non seulement le “fossé du numérique”, mais aussi la “fracture sociale”. Car quand le politique s’empare des nouvelles technologies, on sombre dans l’utopie sociale.

Des gourous autoproclamés de la techno alimentent les politiques en visions hallucinées d’une société plus juste, plus “communicante”, et les décideurs de s’enticher d’acronymes rimant avec un acarien parasite (TIC). Mais on oublie trop souvent que la démocratisation de l’accès aux technologies de l’Internet passe avant tout par la réconciliation d’une partie de la société avec l’écrit et par l’évolution de la consommation passive à la participation active. Car il ne faut pas oublier qu’une partie non négligeable de la population de nos contrées occidentalisées n’a rien à foutre de l’écrit et par conséquent d’un média qui repose justement principalement sur l’écrit. Elle n’a pas été armée pour cela. Et le goût de l’écrit, il n’y a rien de technologique dans cela, ça passe par l’école et les politiques de l’éducation.

Dans nos pays, imaginez-vous un seul instant un foyer aux revenus modestes sans téléviseur ? Au contraire, ce sont ces foyers qui frôlent le suréquipement et il y a fort à parier que les rares ménages sans télévision appartiennent à des classes socio-intellectuelles supérieures comme les enseignants. Promenez-vous dans les quartiers misérables de votre cité, et vous verrez qu’il n’y a pas de barrière à l’accès à certaines nouvelles technologies, les balcons surchargés d’antennes paraboliques et les téléphones cellulaires omni-présents sont là pour en témoigner. Bien au contraire, les gens sont prêts à sacrifier une bonne partie de leurs maigres revenus, voire à s’endetter, pour avoir accès à tous ces nouveaux modes de communication. Symbolique est cette nouvelle mode gangsta-rap à porter ostensiblement en sautoir le dernier bijou technologique ultra-communicant de chez Nokia.

Mais ces gens n’ont que faire d’Internet qui est un média essentiellement écrit (si l’on exclut les MP3 et les photos cochonnes qui sont les meilleurs “produits d’appel” de l’Internet). La résorption de la fracture numérique ne passe pas par l’équipement et l’accès, ou tout du moins que très partiellement, mais tout simplement par la réconciliation d’une population, toujours plus large, avec la culture des mots et de l’écrit. Il n’y a là aucun enjeu technologique. Mais est-ce possible, n’est-ce pas remplacer une utopie par une autre ? Il faut être très pessimiste dans nos sociétés libérales où culture et alphabétisation ne sont pas considérées comme des enjeux majeurs.

Il y a vingt siècles, il fallait du pain, du vin et des jeux pour rendre un citoyen de Rome heureux. Aujourd’hui, nos sociétés de consommation soi-disant post-modernes n’ont guère évolué. L’homme a besoin de divertissement. Mal bouffe, bière et télévision poubelle feront le bonheur de beaucoup après une journée de travail plus ou moins harassante et/ou débilitante. Constat navrant, et vaguement méprisant, j’en conviens, mais réalité incontournable.

En fait, la “fracture numérique” n’existe pas. Ce concept vague ne fait que cacher des enjeux de société beaucoup plus profonds et anciens. Il se trouve qu’il y a un certain recouvrement entre niveau de vie et accès à l’écrit, et qu’il n’est certes pas nouveau. Nous faisons face à une population, que je crains de voir grandissante, qui n’a pas les armes intellectuelles pour accéder aux plaisirs élitistes du Réseau, qui se satisfait d’une consommation passive d’images et qui n’a pas le pouvoir de s’impliquer dans une démarche pro-active de production et participation, mais qui a tout a fait accès aux nouveaux contenus numériques (DVD, satellite, câble, SMS, etc.), essentiellement ceux qui reposent sur l’image et le son. Si il y a “fracture”, elle est “cognitive” et elle traduit la violence de l’apartheid culturel et intellectuel. Et non, il n’y a pas démocratisation du “plein accès à la libre information”, bien au contraire.

Et qu’il me soit permis d’énoncer aussi, en m’éloignant de nos contrées blanches et repues, que le tiers-monde n’en a rien à battre de l’accès à Internet, il veut bouffer et avoir accès aux médicaments réservés à ceux du Nord. Et que penser que les NTIC pourraient avoir un quelconque rôle là dedans relève d’une tragique naïveté. (Je ne sais pas en quoi cela arrange un village africain de pouvoir recevoir des virus MyDoom ou des spams pour le Viagra). Le vrai usage des NTIC est un truc de privilégiés à l’échelle de la planète, l’apanage de techno-yuppies.

Voilà, sur invitation pressante et amicale de Michel, ma première participation à Constellation. J’imagine qu’il n’attendait pas mieux de moi et j’espère qu’il n’est pas déçu… et en tout cas, qu’il n’avait pas oublié que j’étais un infatigable polémiste.

P.S. Lire aussi l’intéressant billet de Denis Boudreau, Une apologie de la société de l’information ?, où il se rend compte qu’il n’est qu’un privilégié peu représentatif de la société.

1. Le 1 février 2004,
patrice

Ce que tu dis est assez juste et je rajouterais qu’on a tout-de-même trouvé une façon de contourner ce problème de l’écrit, sur Internet: le langage «tchatte», vous savé ou on ekri com sa pour allé + vite (sur les t-léfun ossi!)

C’est ça la révolution Internet!

2. Le 2 février 2004,
Ygel

Je suis parfaitement d’accord avec Laurent.

L’évolution technologique ne peut que grandir le fossé déjà existant entre les “écrivants-lisants” et les “regardants”.

L’appropriation de savoir simple comme l’écriture demeure à la base de toute progrès pour un individu et une société. Actuellement, la tendance est plutôt inverse. L’analphabétisme (réel, fonctionnel) gagne du terrain partout en Occident. Doit-on y voir un prélude à un appauvrissement généralisé de nos sociétés?

3. Le 2 février 2004,
Zboob

Ouais, Ouais, farpaitement !!! Mais calmons-nous…J’écoute France Inter,(hé, oui) journée consacrée à l’Abbé Pierre. En France, 5 millions de personnes sont dans le besoin ! Alors fracture numérique, culture de l’écrit, rupture Nord-Sud, etc…Tout ça est peut être vrai mais faut savoir rester simple, quand on a faim le superflu n’a pas d’importance. La vraie fracture est économique.

4. Le 2 février 2004,
manur

Bel article, qui me semble très juste à moi aussi.

Pour ne pas donner que dans la dythirambe néanmoins, deux remarques : * le bout de phrase : “nos sociétés /de consommation soi-disant post-modernes/” me semble superflu (quel rapport ?) et contre-productif. * certes, tu as raison de souligner que pour de nombreux pays en développement, l’accès à Internet est un enjeu très secondaire par rapport à celui de se nourrir correctement et s’assurer une bonne santé. cependant, il ne faut pas tomber dans l’excès inverse : le Net peut être un outil bénéfique au développement, y compris dans des coins réculés. Cf. un article récent du NY Times : http://www.nytimes.com/2004/01/26/technology/26oxcart.html Pour résumer c’est une moto équipée d’un ordinateur “cache” qui va dans des villages perdus (et non connectés au réseau) du Cambodge où l’on a installé un PC avec un client mail : la moto récupère les mails envoyés et donne les mails reçus, puis retourne à la ville décharger les courriers envoyés sur le serveur et récupèrer les reçus. Ca ouvre ces gens au monde, à la famille dans le reste du pays ou dans les pays où ils vivent, et ça permet aussi d’aider les médecins locaux quand les symptomes dépassent leur compétence. Etc.

5. Le 2 février 2004,
LeRomanais

Je tenais juste à dire que je trouve ce post vraiment juste. L’internet souligne encore plus profondément les absurdités et les cassures de notre société, qui sont certainement bien plus cognitives qu’économiques. Pourtant la Toile (qui aujourd’hui est en grande partie “écrite”, mais pour combien de temps ?) est peut-être une bonne ancre pour ramener tout le monde à bord, non ? Pour autant qu’on se préoccupe plus de formation, d’éducation, d’accompagnement que d’infrastructures et de mégabits. Ce qui n’est absolument pas le cas à ce jour.

6. Le 2 février 2004,
mewn

Le but n’est-il pas tout simplement de bien réussir la transition d’un média lobotomiseur ( la télévision ) vers un autre ( internet ), en s’assurant que cela entraîne une consommation supplémentaire ( achat de matériel, abonnement, logiciels ) et qu’en même temps l’évolution de soi soit réduite à néant ( - perte de l’écriture du fait que l’on apprenne à écrire avec les mouvements de la main et du poignet et que nous utilisons ensuite un clavier - perte du vocabulaire et de la capacité à comprendre par l’apologie des langages “tchat” - manipulation de masse bien mieux que le journal de 20h en s’assurant une uniformisation de la “culture” et donc de la façon de penser ).

Surtout la fracture numérique cela permet de focaliser sur autre chose que la réalité, ce qui est le propre de notre société : avoir toujours un sujet plus urgent ou préoccupant, quelque chose pour t’occuper l’esprit, pour te rassurer, pour t’empêcher de voir qu’au fond tu ne fais rien de ta vie tout comme des millions de gens avant toi et des millions d’autres après.

Je ne pense pas non plus que cela soit grave si des personnes n’ont pas l’occasion de savoir ce qu’est MyDoom, un weblog, une Geforce2, une NGC/DC/PS2, que l’on peut regarder son découvert en ligne et s’abonner a un site de boule en 5mn via sa CB ( pouvoir réaliser encore plus facilement l’achat pulsion c’est ça aussi le gros truc d’internet : bouquin, cd, dvd… tu peux acheter en 5mn sans prendre le temps de réflechir ).

Et la foutaise du tout communiquant, je n’ose à peine en parler, pasque là entre mon téléphone fixe qui sonne, mon portable qui vibre, mes emails qui tombent ( avec au hasard, un ratio de 1 vrai mail pour 200 mail de pub ), mon voisin de droite qui me parle, j’ai plus l’impression d’être un relai d’information qui dispatche le flux d’un média à l’autre et qui n’a le temps de ne rien faire d’autre. Demain vous serez tous des commutateurs, moi j’vous l’dit.

( je suis un peu brouillon, mais c’est ma pause sandwich ^_^ )

Blah ?