“Miscellanées”

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Au clair de la lune

First Sounds(“premiers sons”) est un groupement informel de passionnés d’archives sonores, créé l’année dernière par David Giovannoni, spécialiste de la radio et de la restauration d’enregistrements, Patrick Feaster, chercheur spécialisé dans l’histoire de la phonographie, Richard Martin et Meagan Hennessey, créateurs de la compagnie de disques Archeophone.

C’est à cette équipe que nous devons l’exhumation du plus ancien enregistrement de la voix humaine. Celui-ci est daté d’avril 1860, soit plus de 17 ans avant la présentation du premier phonographe par Thomas Edison, le 29 novembre 1877.

L’horloge parlante de Francois Lambert

Avant cette découverte, le plus vieil enregistrement audible parvenu jusqu’à nos jours était un cylindre de 1878 enregistré par Francois Lambert [1] sur un appareil de sa fabrication. “The Talking Clock” (“L’horloge parlante”), une minute et quarante secondes de sons plus ou moins distincts, dont l’écoute est assez pénible :

Francois Lambert travaillait apparemment sur un projet d’horloge parlante. Pour cette horloge, le support d’enregistrement du tout nouveau phonographe de Thomas Edison ne convenait pas. Il s’agissait encore d’une fragile feuille d’étain enroulée sur un cylindre (les cylindres de cire n’avaient pas encore fait leur apparition), support qui ne résistait pas à plusieurs lectures.

Lambert a donc conçu une nouvelle machine sur la base de l’invention d’Edison, qui permettait une gravure sur un cylindre de plomb ; l’enregistrement pouvant ainsi résister à de multiples lectures. C’est ce qui explique la longévité de ce document sonore [2], alors qu’aucun enregistrement d’Edison de la même époque sur papier d’étain ne nous est parvenu. (Ce cylindre de Lambert avec son appareil furent découverts au début des années 1990 par le collectionneur Aaron Cramer [3]).

Ce que l’on oublie parfois, c’est que si le phonographe d’Edison était le premier appareil capable d’enregistrer et également de restituer le son, ce n’était cependant pas le premier qui permettait la fixation d’ondes sonores. Une vingtaine d’années plus tôt, un Français avait déjà longuement travaillé sur la question.

La phonautographe d’Édouard-Léon Scott de Martinville

Phonautographe d'Édouard-Léon Scott de Martinville.

Phonautographe d’Édouard-Léon Scott de Martinville, modèle 1859 — Franz Josef Pisko, “Die neuere Apparate der Akustik” (Vienne, 1865).

C’est Édouard-Léon Scott de Martinville [4] qui inventa dans les années 1850 le premier enregistreur de sons.

Scott de Martinville va s’inspirer de l’oreille en dotant son appareil d’un pavillon et d’un tympan (diaphragme). Pour garder la trace des ondes, il reprend une invention du physicien anglais Thomas Young, le “vibrographe”, qui enregistrait une vibration mécanique sur un cylindre (1807). Baptisé “phonautographe”, l’appareil permet donc d’inscrire les vibrations acoustiques sur une feuille de papier enduite de noir de fumée et enroulée autour d’un cylindre.

Le chercheur commence à travailler sur ce sujet au début des années 1850. Le 26 janvier 1857, il dépose une enveloppe à l’Académie des Sciences décrivant son invention. Le 25 mars, il reçoit le brevet n° 31470. Le 16 novembre, il présente publiquement son phonautographe à la Société d’Encouragement.

Entre 1857 et 1859, il perfectionne l’appareil et dépose un nouveau brevet en 1859. Cette même année, il signe un contrat avec Rudolf Koenig pour la distribution commerciale du phonautographe.

L’appareil était alors destiné aux scientifiques étudiant les ondes sonores. Il était fabriqué et vendu 500 francs par la maison Rudolf Koenig, 5, place Louis Le Grand à Paris.

“M. Scott doit beaucoup à ce constructeur habile pour l’exécution régulière de l’instrument, la disposition de ses diverses parties dans de bonnes conditions acoustiques, l’ingénieux agencement qui doit permettre à l’appareil de figurer honorablement dans un cabinet de physique”. [“Catalogue des principaux appareils acoustiques”. Chez Rudolf Koenig à Paris (1859).]

N’enregistrant pas les ondes “en relief” dans la masse d’un matériau, le phonautographe ne permettait aucune restitution sonore de façon mécanique, il ne s’agissait que d’images, de représentations graphiques des sons.

Il fallait donc attendre une nouvelle technologie, autre que mécanique, pour faire sortir du silence les feuilles noircies réalisées avec le phonautographe de Scott de Martinville. Une douzaine de ces feuilles sont archivées à l’Académie des Sciences à Paris (et deux autres à l’Institut National de la Propriété Industrielle, accompagnant les dépôts de brevets de 1857 et 1859).

Phonautographe d'Édouard-Léon Scott de Martinville.

Dessin d’Édouard-Léon Scott de Martinville représentant le phonautographe, 1859 — Institut National de la Propriété Industrielle.

Il aura fallu attendre 2008 qu’une équipe, non seulement retrouve la trace de ces enregistrements, mais aussi sache comment les décrypter, pour que les feuilles de Scott de Martinville se mettent enfin à parler.

C’est donc à l’initiative de First Sounds que les feuilles ont été scannées au début de cette année en France et que les numérisations ont été traitées par le Lawrence Berkeley National Laboratory, à l’aide d’un logiciel développé pour la Bibliothèque du Congrès à Washington.

Parmi les enregistrements traités numériquement, l’un, daté du 9 avril 1860, est particulièrement émouvant, puisqu’il s’agit du plus vieil enregistrement connu et audible de la voix humaine. 10 secondes d’une voix fantomatique chantant le début de “Au clair de la lune”.

La première audition publique a été donnée hier à l’université de Standford, lors du congrès de l’Association for Recorded Sound Collections, le 28 mars 2008, soit 147 ans, 11 mois et 20 jours après l’enregistrement.

David Giovannoni montre un phonautogramme.

David Giovannoni montre un “phonautogramme” archivé à la bibliothèque de l’Académie des sciences de l’Institut de France — Photographie Isabelle Trocheris, 2008.

En 1860, sous Napoléon III, le Comté de Nice et le Duché de Savoie étaient rattachés à la France, le Jardin d’acclimatation était inauguré au Bois de Boulogne, Paris s’agrandissait en passant de 12 à 20 arrondissements… De l’autre côté de l’Atlantique, Abraham Lincoln, investi par le Parti républicain, était élu 16e président des États Unis d’Amérique.

En 1860, un obscur parisien s’acharnait à perfectionner son enregistreur graphique d’ondes sonores, son dada à lui… Il ignorait que presque 148 ans plus tard, son nom reviendrait à la lumière, et qu’on en parlerait même sur des blogues.

On doit à M. Scott de Martinville l’idée première d’employer les membranes comme intermédiaires pour l’inscription des sons transmis par l’air. L’appareil présenté à la Société d’Encouragement, en 1857, a reçu le nom de phonautographe.

Cet appareil, tel que le construit aujourd’hui M. Koenig, est représenté par la figure 18.

Phonautographe - Figure 18.

Il présente un grande paraboloïde A en tôle de zinc tronqué près de son sommet et fermé de ce côté par une membrane de baudruche maintenue par deux anneaux a et b.

Le centre de la membrane est au foyer du paraboloïde et par conséquent c’est en ce point que se concentrent les vibrations qui frappent la surface intérieure, venant parallèlement à l’axe ; c’est ce que montrent les lignes ponctuées LI, L’I’, L”I”.

C’est aussi en ce point qu’est monté le style inscripteur, formé d’une soie de sanglier terminée par une barbe de plume et fixé à la membrane par une goutte de cire d’Espagne. Une petite pièce c appuie par une de ses extrémités sur la membrane et sert à la tendre plus ou moins par un mouvement à vis.

Le cylindre inscripteur B est recouvert d’une feuille de papier noircie au noir de fumée par l’exposition au-dessus d’une lampe ou d’une chandelle fumeuse. Il est porté sur un axe dont l’une des parties est taraudée et prend point d’appui sur un écrou fixe, de telle sorte que le cylindre tourne et avance à la fois ; c’est là, on le voit, le cylindre décrit par Thomas Young.

Le style vibre aussitôt qu’un son est produit dans le voisinage du paraboloïde, et il suffit de faire tourner la manivelle pour obtenir une ligne sinueuse qui représente les vibrations de l’air.

L’inscription une fois faite, on coupe le papier avec un canif suivant une des génératrices du cylindre et on fixe l’épreuve en la passant dans un bain d’alcool pur ou légèrement additionné de gomme-laque.

[“Téléphones et phonographes. Étude complète de ces inventions.” Par Alfred Niaudet, ingénieur civil. Librairie polytechnique. J. Baudry, libraire-éditeur. Paris (1885).]

Phonautographe.

Phonautographe de la collection de Jean-Paul Agnard (Musée Edison du phonographe, Sainte-Anne-de-Beaupré, Québec, Canada).

[#1] Francois Lambert, inventeur né à Lyon le 13 juin 1851, immigre aux États-Unis en 1876. Naturalisé américain en 1893, il change son prénom pour Frank.

[#2] Tinfoil.com, dedicated to the preservation of early recorded sounds: “Experimental Talking Clock”.

[#3] “Lambert’s Voice!”, by Aaron Cramer with additional research by Allen Koenigsberg. Originally appeared in “Antique Phonograph Monthly”. “ETCetera, magazine of the Early Typewriter Collectors Association”, n°21, december, 1992.

[#4] Édouard-Léon Scott de Martinville, né à Paris le 25 avril 1817, mort à Paris le 26 avril 1879. D’abord ouvrier typographe puis relecteur-correcteur, il entre en contact avec la science de son époque en devenant correcteur des comptes rendus de l’Académie des Sciences. Après l’échec commercial de son invention, il devient libraire au 9 de la rue Vivienne, jusqu’à sa mort. On lui doit quelques ouvrages comme “Histoire de la sténographie depuis les temps anciens jusqu’à nos jours” (1849), “Fixation graphique de la voix” (1857).

Ce billet est amicalement dédié à l’homme de radio, Michel Dumais.

Phonautographe.

Phonautographe de la maison Koenig.

1. Le 29 mars 2008,
Otir

Absolument passionnant. Merci Laurent.

2. Le 29 mars 2008,
Franck

Tout à fait, d’ailleurs j’avais entendu parler hier de cette découverte-restitution via le site Frogsmoke.com.

3. Le 29 mars 2008,
GreG

Il est clair que c’est plus parlant (c’est le cas de le dire) que la plus ancienne page web conservée et qui date, tenez-vous bien, du 11 mars de l’an de grâce 1992.

4. Le 30 mars 2008,
Henri

C’est extraordinaire ! Avec le sentiment néanmoins d’avoir (encore) loupé quelque chose, nous autres français… Pour ma (modeste) part, je me sens fautif, car j’ai longtemps travaillé sur les brevets de l’industrie phonographique et marques déposées à l’inpi, là où ont été retrouvé les phonautogrammes.

L’idée de reproduire des phonautogrammes planait dans les têtes (dont la mienne) de plusieurs chercheurs. Le plus difficile était peut-être de mettre la main sur les clichés phonautographiques… Restituer le son à partir d’une image de ces clichés n’est pas le plus difficile, et un logiciel est même à l’étude pour ça à pour le compte de l’INA!

Mieux encore, je connais David Giovannoni, l’auteur de la trouvaille, qui a travaillé discrètement et efficacement. Bon… il est l’heureux utilisateur de l’Archéophone n°2… forcément quelqu’un de bien donc ! L’archéophone ? Mon invention en 1998 pour lire les cylindres de cire, qui a tout de même conquis la Library of congress !

à découvrir et écouter là : http://www.archeophone.org

Vraiment passé à côté ! Avec mes hommages et ma confusion, adressés à Scott et à ses descendants. Henri

5. Le 30 mars 2008,
Ben

Ça me fait penser au projet de Georges Charpak de lire les empreintes d’éventuels stylets laissés dans de très vielles poteries.

6. Le 31 mars 2008,
leK

C’est amusant cette histoire de poterie. Il y a un épisode des experts: las vegas où ils écoutent une dispute “enregistrée” sur une poterie. La poterie tournait sur son axe et était frottée par une sorte de brosse qui évocait plus un balais de sorcière… Quelle culture !! :)

7. Le 31 mars 2008,
MQ

La CBC en avait fait mention dans le courant de la semaine et avait passé l’enregistrement en précisant que cet extrait de chanson traditionnelle française précédait de près de 20 ans le “Mary had a little lamb” de Thomas Edison. Sur le moment j’avais été incapable de reconnaître « Au clair de la lune » mais grâce à toi j’ai ma réponse maintenant (et bien plus !)

8. Le 31 mars 2008,
jm

Très belle note et gros frisson à entendre ces dix secondes revenues d’outre-tombe!

J’imagine qu’en vieux roublard du net vous devez être au courant du micro-phénomène de l’hauntology qui secoue une certaine scène musicale et que la plupart des enregistrements de Thomas Edison sont disponibles sur les Internet Archives mais bon, hop, écoutez moi cela aussi, histoire que votre journée soit encore plus habitée:

http://www.archive.org/details/ird059

Ah, et j’aime beaucoup ce que vous faites!

9. Le 31 mars 2008,
Basile

Deux précisions en forme de rectificatif : le phonographe d’Edison avait comme support d’enregistrement, non pas une feuille d’aluminium mais une feuille d’étain (“tinfoil” en anglais) ; l’américain Thomas B. Lambert a quant à lui fait des cylindres, non pas en plomb, mais en celluloïd (de couleur rose) (voir notamment la page : http://cylinders.library.ucsb.edu/history-lambert.php).

Nota bene : prendre au sérieux la théorie selon quoi des poteries auraient pu enregistrer du son c’est méconnaître les principes de bases de l’enregistrement sonore : il aurait fallu que les doigts du potier réagissent avec autant de sensibilité que le diaphragme du phonautographe et que tout son corps soit l’équivalent d’un pavillon enregistreur acoustique. C’est vraiment demander beaucoup au pauvre potier.

10. Le 31 mars 2008,
Laurent Gloaguen

@Basile : vous avez raison pour le “tinfoil”, je corrige. (Dans son usage ménager, le “tinfoil”, feuille d’étain, était l’ancêtre du papier d’aluminium. J’ai été piégé par mon dictionnaire Oxford-American en allant trop vite… “Foil made of aluminum or a similar silvery-gray metal, used esp. for covering or wrapping food.”)

Foil made from a thin leaf of tin was commercially available before its aluminium counterpart. In the late 19th century and early 20th century, tin foil was in common use, and some people continue to refer to the new product by the name of the old one. Tin foil is stiffer than aluminium foil. It tends to give a slight tin taste to food wrapped in it, which is one major reason it has largely been replaced by aluminium and other materials for wrapping food.
The first audio recordings on phonograph cylinders were made on tin foil.
[WIkipedia.]

Les “Pink Lambert” en celluloïd rose datent du début du XXe siècle.

Le cylindre en plomb de Lambert est de 1878, soit juste l’année suivante de l’invention du “Tinfoil Phonograph”, et avant les premiers cylindres en cire (Graphophone, 1885 - Chichester A. Bell, Charles Sumner Tainter).

Les cylindres en celluloid sont une évolution du cylindre en cire. Les “Pink Lamberts” ont été inventés vers 1900 par Thomas Lambert à Chicago, à ne pas confondre avec Frank Lambert.

Le brevet du celluloïd a été racheté à Thomas Lambert par Edison, ce qui donnera naissance aux Blue Amberols en 1912.

Fully aware of its multiple applications, Edison registered his invention on December 24, 1877 and obtained the patent on February 19, 1878. In doing so, he preceded another inventor, the French poet and scientist Charles Cros, who on April 30th 1877 had presented a very similar invention, “the phonoautograph” to the Paris Academy of Sciences.

Starting in the spring of 1878, Edison set out to commercialize his invention. Under the sponsorship of “The Edison Speaking Phonograph Company”, sales representatives criss-crossed the continent promoting the new device: “The Edison tin-foil phonograph”.

Its success was instantaneous but short – lived. Its complexity and the fact that the tin - foil only allowed a few playbacks made this machine little more than an object of curiosity.

Edison had to put his invention aside for some time in order to concentrate on the development of incandescent light bulbs. During this time Alexander Graham Bell, his cousin Chichester A. Bell and Charles Sumner Tainter, took Edison’s idea but replaced the tin-foil with wax and used a mobile rather than a fixed stylus to mark the cylinder. In 1886 C. Bell and Tainter obtained the patent for this invention. But in 1887, Edison took over again with a series of modifications, this time using a wax cylinder (also called a phonogram).
[The Canadian Museum of Civilization’s wax cylinder collection.]

11. Le 31 mars 2008,
Mr Boin

Un ’shameless’ auto promo, enfin presque auto, pour le blog d’un ami, antiquaire et collectionneur de machines parlantes:

http://phonogalerie.com/

Sa boutique est un véritable petit musée, digne du CNAM, et l’accueil, que vous soyez acheteur ou curieux, est toujours chaleureux… un type en or.

12. Le 3 avril 2008,
Daniel Glazman

@GreG: non. Il ne faut pas croire ce que dit le nom de fichier… Voici ce que dit la réponse HTTP du serveur:

Last-Modified: Tue, 13 Nov 1990 15:17:00 GMT

Et c’est vérifié.

Blah ?