Nicolas Machiavel, La mandragore
Nicolas Machiavel (Niccoló Machiavelli) est né à Florence en 1469. S’il est encore connu de nos jours, c’est pour son oeuvre majeure Le Prince (Il Principe), traité de politique écrit vers 1513, publié de façon posthume en 1532. Ce livre suscita un tel engouement que l’on parle encore aujourd’hui de machiavélisme, terme qui est devenu dans le langage courant synonyme de “manipulation perverse”. Mais c’est rendre peu hommage à l’auteur qui fut une grande figure de la Renaissance, secrétaire de la République libre de Florence, humaniste, historien, diplomate et républicain convaincu. Machiavel n’avait rien de machiavélique.
Ce que l’on sait moins, c’est qu’il fut l’auteur d’une comédie légère : La Mandragore (La Mandragola), vers 1518-1519. Cette pièce est une courte farce burlesque en 5 actes, un genre de pantalonnade qui préfigure le théâtre populaire italien connu sous le nom de Commedia dell’Arte (genre qui s’est développé au cours du XVIe siècle).
L’action se passe à Florence, la toscane, berceau de la Renaissance, ville de Machiavel. Le héros est un jeune homme âgé de trente ans, Callimaco Guadagni, qui vient de passer vingt ans en France, à Paris, où il fut formé aux études comme aux plaisirs. Un ami l’a informé de l’existence à Florence d’une femme d’une grande beauté, Lucrezia, jeune épouse du riche Nicia Calfucci. Revenu dans sa ville natale, il n’a plus qu’un objectif en tête : séduire la belle Lucrezia.
Callimaco compte abuser de la grande naïveté de Nicia, bourgeois crédule, dont le couple, après 6 ans de mariage, n’a toujours pas d’enfant et commence à désespérer d’en avoir. Pour mener à bien son entreprise de séduction, il se trouve un complice en la personne du rusé Ligurio, un pique-assiette déluré et malin. Premier constat, Lucrezia est une femme austère, qui se tient à l’abri des plaisirs de la société, et qui ne sort presque jamais de sa maison. Les deux compères tentent d’abord de convaincre Nicia d’emmener sa femme dans une ville thermale, aux eaux reconnues pour ses effets bénéfiques sur la fécondité. Ils supposent que Lucrezia, hors de sa maison et de sa ville, deviendra une proie plus facile.
L’entreprenant Ligurio imagine alors de faire passer Callimaco pour un grand médecin, spécialiste de la fertilité, fraîchement revenu de Paris. Le casanier Nicia montrant bien peu d’enthousiasme pour le thermalisme, Ligurio laisse entendre que le “médecin” Guadagni connaît une potion infaillible pour la grossesse, une potion de mandragore, une préparation que même la Reine de France aurait testée avec succès. Seul effet secondaire fâcheux, le premier homme qui approche la femme qui a bu la potion, meurt sous huitaine… Le stratagème se met en place, mais la Lucrezia n’est pas convaincue par le fait de se faire baiser par le premier vagabond venu, employé comme victime expiatoire de la potion. Il faudra toute la conviction d’une mère, impatiente de devenir grand-mère, et surtout de l’Église, toute engagée à la cause moyennant la promesse de d’écus sonnants et trébuchants… Rassurée par le fait que la volonté de Dieu ne saurait être mise en doute, et que l’Église, comme sa mère, apporte sa bénédiction au cocuage comme au meurtre, Lucrezia se laisse peu à peu persuader…
Il va sans dire que le sujet de la comédie est plutôt cru, l’argument principal étant de baiser Lucrezia et des moyens accordés à cette fin. Mais l’époque n’est pas prude, et Machiavel fait parfois penser à François Rabelais (1493-1553), son presque contemporain. La critique de l’Église y est aussi féroce et tient une place importante, au travers du personnage de Frère Timoteo, moine dissolu qui apporte son concours à la ruse. Cette farce devait, semble-til, rejoindre les préoccupations des Italiens de l’époque, puisqu’on dit qu’elle connut grand succès à Florence, Rome et même Venise.
J’ai découvert cette pièce en octobre 1981, au TEP (Théâtre de l’Est Parisien), dirigé à l’époque par Guy Rétoré, dans une mise en scène de Paolo Magelli, homme de théâtre italien qui avait déjà monté La Mandragore en 1967 à Florence, en 1970 à Craïova (Roumanie), et en 1973 à Belgrade. Le texte joué était une nouvelle traduction en français de Valeria Tasca, qui se voulait proche du rythme de la prose de l’original italien.
Ce qui m’a laissé un souvenir indélébile de cette mise en scène, c’est qu’entre les actes IV et V, le comédien qui jouait Callimaco (Bertrand Bonvoisin) glissait lentement sur un grand plan incliné et huilé, intégralement nu. Je crois me souvenir être retourné voir la pièce une seconde fois…
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Prologue.
Bonnes gens, public aimable, Dieu vous sauve et vous garde, car votre amabilité pour nous est le gage que nous vous plaisons. Pourvu que vous gardiez le silence, nous voulons vous faire entendre une aventure toute récente survenue en ce pays. Regardez le décor : vous y voyez votre Florence, une autre fois, ce sera Rome ou Pise. Il y a de quoi rire, non ?
Cette porte, à ma main droite, est la maison d’un docteur qui s’est gavé de Digestes indigestes. La rue que vous imaginez là, dans cet angle, c’est la rue de l’Amour, où celui qui trébuche jamais ne se redresse. Et bientôt vous reconnaîtrez à son habit le moine, prieur ou abbé, qui habite l’église d’en face, si du moins vous ne quittez pas la salle trop vite.
Un jeune homme, Callimaco Guadagni, tout frais émoulu de Paris, habite là, dans cette maison sur la gauche. Bon compagnon s’il en fut, il porte les signes et les marques d’une galanterie dont il mérite l’honneur et la palme. Il s’est passionnément épris d’une jeune femme fort sur ses gardes, qu’il sut attraper de la façon que vous verrez, et je voudrais, mesdames, qu’on vous attrapât de même.
L’histoire s’appelle “la Mandragore”, et vous saurez pourquoi en nous voyant jouer, du moins je le suppose. L’auteur n’a pas grand renom et pourtant, s’il ne vous fait pas rire, il veut bien payer à boire. Un amant pitoyable, un juriste sans astuce, un moine dissolu, un parasite qui est l’enfant chéri de la Malice, voilà pour vous distraire en ce jour.
Et si ce sujet frivole vous semble indigne d’un homme qui se donne des dehors graves et sages, veuillez l’en excuser, car c’est par ces folles imaginations qu’il essaie d’adoucir l’amertume de sa vie. Où voulez-vous qu’il porte ses regards, puisqu’on a interdit toute issue à ses autres talents et qu’on lui refuse le salaire de ses peines ? (*)
Le seul salaire qu’il attende, c’est que chacun à part soi grimace et médise de ce qu’il voit et entend. Ce vice, sans aucun doute, fait que le siècle présent forligne de l’antique vertu : quand le blâme est partout, personne ne s’échine et ahanne pour bâtir, au prix de mille peines, une oeuvre que le vent peut abattre ou le brouillard ensevelir.
Si l’on croyait pourtant, par quelque médisance, agripper l’auteur par les cheveux, l’effrayer, lui faire quitter la partie, je vous en avertis : médire est un art qu’il connaît, il y a même fait ses premières armes et partout au monde où l’on entend dire “si” et “no”, il ne respecte personne, bien qu’il fasse la révérence aux seigneurs mieux vêtus que lui.
Bah ! Médise qui voudra et revenons à notre affaire, car le temps m’est compté. N’attachons pas trop d’importance aux mots ni aux sots qui peut-être ne sont pas encore nés.
Voici Callimaco qui entre en scène avec son valet Siro et qui vous dira comment vont les choses. Soyez donc attentifs, car je n’ajouterai mot.
(*) Machiavel a été démis de toutes ses fonctions en 1512 avec le retour des Médicis au pouvoir.
Machiavel, La Mandragore. Texte français de Valeria Tasca. Supplément au journal TEP-Actualités n°137, 1981.
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La mandragore (Mandragora officinarum L.) est une plante de la famille des Solanacées, présente sur le pourtour du bassin méditerranéen. La partie aérienne est constituée de grandes feuilles près du sol. C’est sa racine, une énorme rave fourchue pouvant atteindre 60 à 80 cm, qui la rendit célèbre. Cette racine, brune à chair blanche, a en effet, avec quelque imagination, une forme humaine, avec notamment deux “jambes”.
La plante contient différents alcaloïdes (atropine, scopolamine, hyosciamine, hyoscine, etc.) aux propriétés soporifiques, sédatives et hallucinogènes, et, à forte dose, toxiques et mortelles. La tradition lui prête des vertus aphrodisiaques et fertilisantes.
Sa cueillette au Moyen-âge devait obéir à un rituel très précis, car celui qui ne deviendrait pas fou ou qui ne se ferait pas tuer en la déterrant sans précaution serait poursuivi par une malédiction : La nuit du vendredi, lorsque les mandragores sont lumineuses après l’orage, il convient de les rechercher au pied d’un gibet, où le sperme du pendu leur apporte vitalité, ou sur les places de supplice ou de crémation. Un chien noir affamé, animal condamné, est attaché au pied de la plante, et, excité par le son du cor, est appelé au loin, devant franchir trois cercles concentriques inscrits à terre autour de la mandragore à l’aide d’un poignard magique. La plante émet lors de l’arrachage un cri d’agonie insoutenable, tuant l’animal, et l’homme non éloigné aux oreilles non bouchées de cire. La racine devient magique après lavage, macération et maturation en linceul ; elle représente l’ébauche de l’homme, “petit homme planté” ou “homonculus”. Ainsi choyée, elle reste éternellement fidèle à son maître et procure à son possesseur, prospérité prodigieuse, abondance de biens, et fécondité. De ce fait, elle est vendue très chère en raison du risque à la cueillette, et ce d’autant plus que la forme est humaine, de préférence sexuée par la présence de touffes judicieusement disposées.
La mandragore. Planche 20 extraite du Traité de matière médicale de Plantearius - manuscrit latin du XVe siècle, BNF Paris. Elle illustre la technique d’arrachage de l’homoncule par un chien. L’homme se bouche les oreilles pour échapper au cri mortel de la mandragore déterrée.
En anglais, la mandragore s’appelle mandrake, ce qui nous donnera un fameux magicien et une distribution Linux…
stephane
Quand j’étais “petit” en Corse, l’on me racontait des légendes, notamment autour des Mazzeri (le genre de souvenirs qui ne laissent pas indifférents!). Quelqu’un connait-il les liens entre ces légendes et d’autres de la Méditerranée, et notamment avec les effets réels ou supposés de la Mandragore? (Une ressource web ou livresque autour de cela?).
Martine
Je me rappelle du Prince, que nous devions lire dans nos cours de science politique, mais je me rappelle surtout de l’effet choc dans nos classes, quand un étudiant a découvert certains passages plus osés écrits par Machiavel (dont un truc à propos d’une vieille sans dent qui faisait des pipes je crois…)
C’est qu’on devait beaucoup s’ennuyer dans ces cours!
elodie
bon soir je voudrais savoir si une personne aurais une veritable photo d’une mandragore car j’en ai trouver une mais la legende dis quelle pousse un crie quand on l arrache or moi quand je l ai arrachee en pensant que c’etais une mauvaise herbes lol ca na pas du tout criee j’ai cherchee de partout une photo mais je ne retrouve jamais la meme plante et pourtans c’est bien sa c’est un rhyzome avec plus ou moins la forme d un corps merci de votre aide
diarrassouba zakaria isaac
je voudrais des livres niccola machavielli
Martin
Merci pour cet article à la fois littéraire et culturel. Vous avez réussi à rendre plausible une légende pas si farfelue, quand on y pense!
DARTAGNAN
Bonjour et merci beaucoup pour cet article. En 1981 j’avais participé a 2 stages du TEP. dont celui là. Au début il y avait (Je crois me souvenir) un grand nombre de personnes, en raison du succès de l’approche du metteur en scène.Ce stage attirait beaucoup de monde… Puis progressivement de 120 à 60 personnes, le stage n’a pu être réalisé que par les plus motivé ! En effet, il fallait d’abord assister aux répétitions pour qu’un nombre raisonnable de participants puissent rejoindre les répétitions. Mais même comme cela, beaucoup ont du regarder…
Ce qui m’a le plus marqué, c’était l’aisance avec laquelle l’acteur principal italien échangeait avec le public de façon totalement spontanée, en répondant de façon tout à fait naturelle alors que nous étions en plein spectacle… A moins que nous ne n’étions en stage ?
Pour la Mandragore, Les improvisations étaient réellement impressionnantes. Même en ne faisant que “regarder”, notre adhésion aux scènes était pleine et entière. Et après le stage, nous échangions au café au sujet de nos différentes perceptions.
Plus largement La démarche des “stages populaires” avec des artistes en Résidence au TEP a réellement contribué à créer du lien entre les habitants du XXème, et avec le Théâtre.
Alors un spectacle comme celui-là, avec une scène à l’italienne et des acteurs très très proches de la démarche de la comédia d’el’arte , du public qui PARTICIPAIT au spectacle, c’était pour moi, une découverte extraordinaire de l’humain… Surtout quand on a 20 ans.
Blah ?