Au pays des défusionneux
Ce dimanche, grâce à Guy Verville (que je remercie pour cette aventure ethnographique) et son “char” japonais, nous avons fait la grande tournée des “défusionneux” (comprendre le tour de la partie ouest de l’île de Montréal) : Dorval, Pointe-Claire, Beaconsfield, Baie-d’Urfé, Sainte-Anne-de-Bellevue, Senneville, Dollard-des-Ormeaux, etc.
La route pittoresque, qui longe le rivage de Lachine à Senneville, offre de magnifiques panoramas sur le grand fleuve et traverse des banlieues vertes et bourgeoises, parfois presque campagnardes, qui ne sont pas sans rappeler par instants certains havres huppés du grand Londres, avec cette touche subtile de mauvais goût architectural propre au Canada, et une pénible appétence pour le vieux rose et mille et une variations autour du café-au-lait et autres couleurs lavasses.
Pour quiconque n’est pas au courant des réalités québécoises, il faut savoir que cette partie ouest de l’île de Montréal (car la ville est située sur une île, baignée de deux bras du grand fleuve Saint-Laurent) constitue une réserve, au même titre qu’ils existe des réserves pour les Indiens (les “populations autochtones”). Ce territoire, qui se veut soumis à des mesures spéciales, est destiné à la protection d’une espèce en voie de disparition : “l’anglophone rupin”, peuple acculé et malmené, sous la coupe de règlements répressifs et iniques qui briment ses libertés individuelles (enfin, telle est sa propre analyse de la situation). Des remarques de mes guides, parfois légèrement désobligeantes, voire empreintes de sarcasme à peine voilé, me firent bien sentir que nous étions en territoire, non pas vraiment ennemi, mais hostile. C’est donc avec méfiance (comme lorsque l’on m’avait fait visiter Oka, territoire des vilains Mohawks) que j’observais le paysage en quête du moindre signe de menace.
Mais, rien. Juste l’ennui de la succession sans fin de jardinets à l’anglaise, plus ou moins fleuris et paysagés (mais sans l’ombre d’un nain de jardin), de pelouses prises d’assaut par des tondeurs compulsifs du dimanche, de coureurs et autres vélocipédistes bien décidés d’atteindre le nirvana du collapsus cardiaque, de lourdes bâtisses baptisées “manoir” ou “château”, selon la prétention de leurs propriétaires, monotonie de temps en temps brièvement rompue par quelque rare maison ancienne au charme rural et dessuet. On pouvait même saisir une certaine joie populaire, soulignée par des décorations autochtones : de nombreux rubans bleus ornant les entrées de maisons, les poteaux électriques et tout autre support se prêtant à ces signes festifs.
Je m’enquis alors auprès de mes guides locaux de la symbolique de ce pavoisement d’azur. Et j’appris que ces rubans bleus étaient le signe de ralliement des “défusionneux”, clan qui se réunissait, en ce jour du Seigneur, pour la grande cérémonie vernale de la signature des registres. Était-ce donc une espèce de rite collectif chamanique, une sorte de “pow-wow” communautaire autour d’une “épluchette de blé d’Inde” ? Que nenni.
Voyez-vous, le Québec a connu un jour un grand visionnaire, le maire de Montréal, Jean Drapeau, qui, dans les années 60, lança une idée qui devait faire florès : “une île, une ville”. Mais il fallut attendre l’an 2001 pour que, sous la houlette de Pierre Bourque (maire et jardinier devant l’Éternel), les 27 municipalités de banlieue soient agrégées à la ville de Montréal pour donner corps à l’utopie de Drapeau, au grand dam des libéraux et des anglophones, “Hands Off Our City”. Appel est même porté à la Cour supérieure, mais le juge Maurice Lagacé, passablement agacé, déboute les plaignants, et la Cour d’appel du Québec confirme la légalité de la loi sur les fusions municipales le 16 octobre 2001. Et le 4 novembre, Gérald Tremblay, est élu maire de la nouvelle île, heu… ville.
Mais, patatras, voilà que les Québécois se mettent en tête de porter au pouvoir en 2003, sans doute dans un moment d’égarement que l’on voudra bien leur excuser (nous avons bien élu Chirac…), le Parti libéral de Jean Charest, qui promettait justement de remettre sur le tapis les fusions de municipalités (qui, outre Montréal, ont affecté de nombreuses autres villes du Québec), et ce programme fut sans doute en partie la raison du succès des libéraux.
Sont donc mis en place ce que nous appellerions en France des référendums locaux d’initiative populaire. L’initiative populaire, c’est la première étape, où les anciennes villes doivent ouvrir un registre en vue de recueillir les paraphes des “pro-défusion”. Il s’agit de réunir les signatures d’au moins dix pour cent du corps électoral, cette condition ouvrant à l’organisation d’un référendum, référendum où, pour être valide, au moins 35 % des électeurs inscrits doivent apporter leur suffrage, et où au moins 50 % des votes doivent aller pour la “défusion” afin que celle-ci soit reconnue.
Les défusionistes brandissent l’outrage à la vie démocratique, la perte de souveraineté et d’identité, une hausse de la fiscalité (et je laisse de côté les comptes d’apothicaires). Les partisans des fusions défendent la mise en commun des moyens, la mise en place de politiques d’aménagement à plus grande échelle, un meilleur contrôle de l’urbanisation. On peut y voir succinctement l’affrontement du chacun pour soi contre la solidarité, du passéisme et l’immobilité contre l’avenir et la modernisation inévitable. Et caricaturalement, une querelle de clochers.
Mais, comme souvent au Québec, une autre question vient à embrouiller le débat : celle des anglophones, notamment à Montréal. Ceux-ci se sont quasi unanimement levés contre le processus des fusions. De guerre de clocher, on arrive à un conflit culturel et identitaire, car l’assimilation dans une grande entité à majorité francophone menace le statut bilingue et l’identité des anciennes municipalités. Le coeur de la résistance se retrouve bien sûr au sein des 6 anciennes communes ayant une majorité de citoyens anglophones (Beaconsfield, Côte-Saint-Luc, Hampstead, Montréal-Ouest, Pointe-Claire et Westmount).
Toutefois, il convient de s’interroger sur la pertinence de l’idée de Jean Drapeau, d’appliquer une idée politique “une ville” sur un concept géographique “une île”. Aussi séduisante soit-elle au premier abord, on peut s’interroger sur la réalité de la notion de “ville”, et même de “banlieue”, à se promener à Senneville ou sur l’île Bizard. Pour mon regard, les centres urbains de Longueuil et de Laval constituent plus l’évolution naturelle de la mégalopole de Montréal que les prairies vertes de Senneville ou les marécages et golfs de Bizard. Oui, sans aucun doute, Westmount est un quartier de Montréal, mais qu’en est-il de Sainte-Anne-de-Bellevue ?
Malgrè cette réserve, où va mener ce processus de marche en arrière ? À une ville qui, cas rare au monde, connaîtra peut-être des discontinuités territoriales, et sûrement un territoire mité de communes sécessionnistes. La ville de Montréal était déjà, avant les fusions, un concept géographique flou pour le visiteur. Les choses ne vont pas s’arranger.
Au vu de toutes ces questions, je reste perplexe sur ce débat qui anime aujourd’hui le Québec. Je vois l’action des “défusionneux” comme un combat d’arrière-garde, sans toutefois pouvoir écarter d’un coup de manche toutes leurs revendications, souvent légitimes et compréhensibles.
Le problème essentiel réside peut-être dans la manière forte utilisée pour imposer les fusions. Le calendrier fut très court et laissa, semble-t-il, peu de place à la concertation et au compromis, au point d’entraîner la chute des péquistes.
Je serais anglophone de la Baie d’Urfé, que j’aurais sans doute mon petit ruban bleu accroché à ma boîte à lettres. Mais ce n’est visiblement pas donné à tout le monde, dans la passion, de tenter de se mettre à la place de l’autre.
Enfin, la cause est perdue d’avance. Il est des pas décisifs dans l’évolution qu’il n’est pas possible d’effacer, de renier. Après les déchirements, nul ne doute que le bon sens prévaudra à nouveau, et qu’avec un peu d’efforts de part et d’autre, le rêve de Drapeau deviendra une réalité durable, finalement inévitable, même si cette île fera une drôle de ville.
Guy
Excellent résumé de la situation, Laurent !
Hoedic
Malheureusement il n’est pas possible de faire défusionner Cote-des-neiges… dommage !
Martine
“Je vois laction des défusionneux comme un combat darrière-garde, sans toutefois pouvoir écarter dun coup de manche toutes leurs revendications, souvent légitimes et compréhensibles.”
Bingo!
Il faudrait que tu envoies ce billet au Devoir. Je n’ai rien lu d’aussi bien résumé et d’aussi bien saisi dans la presse locale.
Guy
Une seule remarque. La défusion n’est pas typique des anglophones. La rive sud est en train de subir le même raz-de-marée, tout comme Québec, à moindre échelle, et là, la question anglophone ne peut être tenue en ligne de compte. Et tu as raison de dire que c’est la manière de faire les choses qui a choqué tout le monde. Il faut cependant se rappeler Laval qui est une fusion forcée… Maintenant, qui, à Laval, voudrait se défusionner?
Laurent
Oui, oui, bien sûr, le non à la défusion n’est ni propre aux anglophones, ni même à Montréal. Elle ajoute cependant une dimension supplémentaire au débat, voire même un certain trouble. Et il faut constater que dans le cas de l’île Montréal, il y a recouvrement entre la carte des défusionnistes et celle des populations anglophones. Il y a superposition d’enjeux et de débats qui rendent la question fort délicate.
Martine
C’est vrai que sur la Rive-Sud, ce n’est pas qu’anglo vs franco (même si St-Lambert et St-Bruno comptent beaucoup d’anglophones). En général ce sont les municipalités où vivent des gens un peu plus à l’aise financièrement qui souhaitent la défusion. Ils ne peuvent pas supporter l’idée d’être obligés de dire qu’ils vivent maintenant à Longueuil. Ça m’amuse beaucoup…
neige
Alors que j’étudiais à McGill j’ai habité Saint-Anne-de-Bellevue, 5 ans durant. Je comprends ce qui les motivent ces résidents de l’Ouest, mais ne les appuis pas. Consciemment ou non, ils ne vivent pas au Québec. Dans mes cours à l’Université, je me suis vite rendu compte que ces anglophones connaissaient tout de l’Ontario, des États Américains proches, de leurs régions, villes et lois, mais rien du Québec, sauf leur propre patelin de l’ouest ou des Eastern Townships.
Faudrait un résumé du genre à Québec, où la situation est bien pire que celle de Montréal. Ici ce n’est pas la langue, ou la richesse qui motivent les démembreux mais un véritable esprit de clocher, propre à la région, ou plutôt bien propre aux villes de banlieues, aussi collées qu’elles sont avec Québec. Et pourtant l’âme n’y est pas. Elle est encore, pour chacun, accolée au clocher qui l’a vu naître, chacun dans sa paroisse, sa cour. Depuis la fusion des bourgades, il y a une très grande nostalgie du bon vieux temps qui s’est installée à Sillery, Sainte-Foy, Cap-Rouge, Saint-Augustin (des morts!), Val-Bélair, Beauport, Charlesbourg. Ce n’est pas la nostalgie d’un patrimoine distinct comme à Montréal (pour des raisons de langue et d’histoire), mais une pure nostalgie, qui est hors du temps, alimentée par une méfiance indécrottable de l’autre et quelques grandes gueules radiophoniques. Un comportement qui me rappelle un déjà vu, en région Loire (Fr), où la commune qui m’accueillait (Donnery), résistait depuis des lunes à une prise en main par sa voisine (Fay-aux-Loges). Une autre histoire de clocher, sinon chevaleresque.
Dans 100 ans, on pourra lire sur une pierre, à l’endroit de Place-de-l’Hotel de Ville de Sainte-Foy la dédicace suivante : En ces lieux combatirent ses anciens et nouveaux défenseurs qui sauvegardèrent l’unité de la bourgade et défirent l’Allier, commandant de Québec, à la barricade du chemin St-Louis au cours du dernier jour 2005, alors que la générale Boucher commandait Sainte-Foy .
Lovecraft, lors de son séjour à Québec au début du sciècle dernier avait bien cerné le climat qui règne encore ici en décrivant la ville. Aux premiers abords il écrit: « J’ai du mal à croire que cet endroit appartienne au monde réel… un plateau couronné de clochers d’argents, d’une civilisation tranquille, issue d’un monde ancien. »
Francois M.
J’aime bien ce que Neige a décrit comme situation à Québec. C’est très fidèle à la réalité.
Martine
“Les défusions municipales vont anéantir des années d’efforts de rapprochement entre les communautés anglophone et francophone, a prédit lundi la députée péquiste Diane Lemieux.”
Dans La Presse: http://www.cyberpresse.ca/outil/imprimer.php?id=TmpneU5qazM=
Martine
Dossier de Radio-Canada sur les défusions: http://radio-canada.ca/nouvelles/dossiers/defusions/referendums/index.shtml
(Trouvé via Montreal City Weblog)
daniel
Billet très intéressant qui me fait découvrir une réalité du Canada que j’ignorais complètement.
Laurent
Très intéressant ton article Martine. J’en reproduis ici les passages essentiels :
Les défusions municipales vont anéantir des années d’efforts de rapprochement entre les communautés anglophone et francophone, a prédit lundi la députée péquiste Diane Lemieux.
“Comment voulez-vous que l’on réagisse. Dans l’Est de Montréal, ils vont dire: “Coudonc dans l’Ouest, ils ne nous aiment pas? Qu’est-ce qu’ils nous trouvent? Pourquoi ne veulent-ils pas être avec nous?”, a dit la députée de Bourget et porte-parole de l’opposition en matière municipale, lors d’une interview accordée à La Presse Canadienne.
Avec la bénédiction du gouvernement de Jean Charest, “un bon nombre de villes majoritairement anglophones” risquent de quitter le bateau, a déploré Mme Lemieux, qui y voit un bien triste message à l’endroit de la majorité de langue française.
Les francophones, et les souverainistes en particulier, “rament comme des damnés” pour créer un environnement où les deux communautés linguistiques trouvent leur compte, a fait valoir la députée. Mais en dépit de ces efforts, “Il y en a qui vont nous dire: Ben nous ça nous tente pas”, a-t-elle regretté.
Si les anglophones se sentent “victimisés” par la majorité, les francophones “ont aussi ce sentiment-là”, a poursuivi la bouillante députée. Elle reproche à Jean Charest et à son ministre des Affaires municipales Jean-Marc Fournier, de “vivre sur une autre planète” en prétendant que la question linguistique compte pour bien peu dans le débat sur les défusions.
Le gouvernement libéral devra porter l’odieux de la rupture entre les deux communautés, a-t-elle estimé. “C’est lourd à porter une rupture comme celle-là.”
(…) Que ce soit à Québec ou à Montréal, le gouvernement Charest n’a pas levé le petit doigt pour défendre la ville nouvelle, selon le PQ. “Un leadership nul”, a dit la députée de Bourget.
“Je les vois se cacher. Il y a juste Yves Séguin (ministre des Finances) qui a posé le geste que le gouvernement devait poser.” M. Séguin s’est en effet prononcé en fin de semaine dernière en faveur du maintien de la ville de Montréal unifiée.
Au cours des dernières semaines, d’autres ministres ont cependant exprimé leur préjugé favorable aux fusions, notamment Benoît Pelletier, des Affaires intergouvernementales et Monique Gagnon-Tremblay, des Relations internationales.
Mais à l’opposé, plusieurs autres membres du cabinet, dont le ministre de la Santé Phillipe Couillard, la présidente du Conseil du trésor Monique Jérôme-Forget, le ministre du Travail, Michel Després, et le ministre du Revenu, Lawrence Bergman, préfèrent demeurer le plus loin possible du débat en refusant de se prononcer.
frabjous
I signed the register for three reasons:
1) The original fusion was rammed down my throat without any consultation.
2) City services are worse.
3) The amalgamation of cities and their surrounding suburbs was a tax grab.
Fusion was a tax grab resulting from the transfer of responsibilities from Quebec to the cities without a transfer of fiscal support. That, my dears, was a return to the nineteenth century, not the exercise in democracy that we saw this past week.
If the boroughs regain their old charters, the problem of funding the new responsibilities of the central cities will remain. For various reasons, I don’t think my borough will vote for reconstruction. I was even surprised that they got enough signatures for a vote. But it is the vote that will put this question to rest, not subtle (and not-so-subtle) put-downs or who cares about what or whom.
mark
“Comment voulez-vous que l’on réagisse. Dans l’Est de Montréal, ils vont dire: “Coudonc dans l’Ouest, ils ne nous aiment pas? Qu’est-ce qu’ils nous trouvent? Pourquoi ne veulent-ils pas être avec nous?”, a dit la députée de Bourget et porte-parole de l’opposition en matière municipale, lors d’une interview accordée à La Presse Canadienne.”
ceci est incroyablement hypocrite et plus qu’un peu ironique et tordu venant d’une politicienne séparatiste
mark
tandis que ce “résumé” débute par une généralisation (ou plutôt stéréotype) après l’autre, au moins je suis content de voir que l’auteur fait un peu d’effort à apporter une certaine réflexion et équilibre à ce qu’il écrit dans les derniers paragraphes. au moins il semble venir à la conclusion que le mouvement défusionniste existe pour de bonnes raisons. par contre, je me demande exactement qui, à titre “d’agent d’accueil” à imparti à l’auteur, nouvellement arrivé de France, un éventail si complèt des généralisations (à l’endroit des anglo-québécois) qui sont presque toujours utilisées par les purs et durs nationalistes/séparatistes pour ridculiser et nier tout revendication faite par la communauté anglo-québécoise…?
Laurent
Mark : la première partie de ce texte est écrite sur le ton de l’humour, j’ai donc volontairement accentué le trait et fait un peu dans la caricature. Il s’agit de dresser le décor, avant de s’engager dans une tentative de réflexion. Je me suis inspiré de choses entendues ici et là, à la radio ou lues dans les journaux, ou encore sur le Web. Donc, ce n’est pas le résultat du travail d’un “agent d’accueil” unique, mais plutôt une collection de choses glanées ici et là, une sorte d’air du temps.
Blah ?