La vraie chocolatine
D’où sort cette “chocolatine” dont je n’ai jamais entendu parler et pour laquelle les gens s’entretuent sur les réseaux sociaux ? En tant que pâtisserie, force est de constater que son usage est principalement circonscrit à Bordeaux et ses faubourgs (*). Bordeaux, pas plus que Vichy, n’est la France, et un distrayant régionalisme ne pourrait soudainement faire loi pour l’ensemble de la francophonie.
J’ai donc enquêté.
Le mot “chocolatine” n’existe nulle part dans le Le Trésor de la Langue Française Informatisé. Voilà un premier et sérieux avertissement.
J’ai donc cherché les occurrences de “chocolatine” dans le corpus de Gallica.
Par ordre chronologique :
Ci-dessus, une publicité dans le Journal des débats politiques et littéraires du 15 novembre 1853. La “chocolatine” est une marque de commerce utilisée pour des bonbons par le chocolatier Perron, 14, rue Vivienne à Paris. Ces “chocolatines” feraient même l’objet d’un brevet.
J’ai vérifié le brevet annoncé par la publicité, et il existe, mais il n’était pas encore officiel le 15 novembre 1853, le décret étant paru le 29 juin 1854 :
57° — Le brevet d’invention de quinze ans, dont la demande a été déposée, le 2 juin 1853, au secrétariat de la préfecture du département de la Seine, par le sieur Perron (Eugène-Pierre), à Paris, rue Vivienne, n° 14, pour les chocolatines ou dragées parisiennes. [Décret impérial qui proclame 991 brevets et certificats d’addition du 29 juin 1854 dans le Bulletin des lois.]
Ci-dessus, en 1859, toujours les chocolatines de Perron dans le Journal des débats.
L’usage est noté par l’éminent lexicographe Pierre Larousse dans son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle (Paris, 1869) :
“CHOCOLATINE s. f. (cho-ko-la-ti-ne rad. chocolat). Sorte de bonbon au chocolat.”
J’ai pu trouver des publicités pour les chocolatines dans le Journal des débats jusqu’en 1878 :
La maison Perron annonce également dans les quotidiens Le Temps en décembre 1868, Le Figaro en janvier 1855 et en décembre 1868.
Dans le Manuel pratique du pâtissier-confiseur-décorateur : à l’usage des chocolatiers, confiseurs, cuisiniers, glaciers d’Émile Hérisse (Paris, 1894), on trouve une recette de la chocolatine :
Au tournant du siècle, Perron n’a plus le monopole de la chocolatine et on trouve dans les revues professionnelles d’autres artisans qui en proposent.
En 1911, l’usage du terme Chocolatine apparaît dans une affaire d’escroquerie où un certain Lucien Rivier, directeur de la “Rente bimensuelle”, promettait des rendements de 365% par an, mais il ne s’agit plus de bonbons :
J’ai connu M. Rivier, nous dit-elle, vers le 15 août 1910. Il se présenta chez moi, sachant que j’avais deux bureaux à louer. Nous convînmes d’un prix mensuel de 300 francs avec bail de six mois, et le 20 août, M Rivier prenait possession des locaux avec un personnel de trois employés. Ce monsieur m’avait annoncé qu’il était de Nice et qu’il venait lancer sur le marché un chocolat fait sans cacao, « la Chocolatine », que ce produit allait révolutionner le monde et ruiner les maisons existantes. Mais peu de temps après, j’appris que M. Rivier s’occupait d’affaires financières. Le client versait un capital de 100 francs et il touchait un intérêt quotidien de un franc. C’était tellement fantastique qu’en moi-même j’eus des craintes qu’un jour la police ne vînt mettre le nez dans ses affaires. Aussi fus-je fort satisfait lorsque le 20 octobre, il me proposa de résilier le bail pour aller s’installer place Boieldieu. [Le Matin, n° 9914, 20 avril 1911.]
En 1914, la Ligue corse contre le paludisme recommande de traiter les enfants avec des chocolatines à base de tanate de quinine. “Elle sont très bien acceptées et nous permettent, dans beaucoup de cas, de soigner des petits malades rebelles à tout traitement quinique. Dans notre clientèle où nous avons de nombreux accès palustres chez les enfants; la chocolatine est pour nous un médicament précieux.”
De nombreuses mentions de cet usage sous forme de pastilles ou de tablettes chocolatées figurent dans les annales de l’Institut Pasteur à partir de 1906. Et on utilise encore les chocolatines à la quinine pour enfants dans les années 1930 (campagnes antipaludéennes en Algérie).
En 1920, j’ai trouvé dans Le Monde Illustré (15 mai) l’expression “crêpe chocolatine” pour ce qui semble être une crêpe au chocolat.
En 1928, la liste de marchandises d’importation de la Chambre de commerce de Saïgon fait apparaître des biscuits “Chocolatine Brun”, sans plus de précisions.
En 1930, L’Ouest-Éclair publie une recette “inédite” de “Chocolatine à la Carnavalet”, il s’agit d’un genre de flan au chocolat et noisettes, saupoudrés de pistaches.
En 1940, le même quotidien de l’ouest indique une promotion le samedi 6 avril aux Galeries Lafayette de Nantes pour des “chocolatine, entremets pour 6 personnes, 8 f 50.”
Et… c’est à peu près tout si on supprime les doublons et les multiples références aux tablettes chocolatées contre le paludisme. Vous avouerez que c’est fort peu. Mais cela suffit à estimer que, de son invention en 1853 jusqu’à la Seconde guerre mondiale, l’usage du terme chocolatine est très principalement consacré à un bonbon — et parfois à d’autres choses, mais pas à des pains au chocolat.
Et il y a une bonne raison, en fait : c’est que le pain au chocolat est une invention récente. Je pense que ça date des années 1960, mais je n’ai pas eu le temps de vérifier. Et il reste une énigme, majeure, qui a inventé le pain le chocolat ? Je crois que personne ne le sait.
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[Graphique Ngram Viewer.]
Les pics “chocolatine” entre les deux guerres correspondent à la lutte contre le paludisme dans le bassin méditerranéen.
La “chocolatine” en tant que pâtisserie semble “démarrer” dans les années 1980.
[Graphique des recherches sur Google. Le pic d’octobre 2012 correspond à “l’effet Jean-François Copé”. La chocolatine est inexistante avant 2007.]
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[* Cf. “Cartographie des résultats de Chocolatine ou Pain au chocolat ?”.]
Et n’oubliez pas que dans le Nord et en Alsace, on dit “petit pain”…
Bernard
สวัสดีครับ Tant de curiosité à pas d’heure, me laisse pantois ! Il fait beau faire 35°C cette après-midi à Chiang Mai, je vais aller me faire sitôt un petit chocolat chaud ! Bonne journée Laurent.
karl, La Grange
Laurent Gloaguen
@Karl : Je suppose aussi, surtout quand on voit la date du menu : 12 avril 1779.
samantdi
Le dictionnaire “A bisto de nas” (Bernard Vavassori, éditions Loubatières, 2002), le seul qui fasse foi ici (Dictionnaire des mots et expressions de la langue française parlée dans le Sud-Ouest, et de leurs rapprochements avec l’occitan, le catalan, l’espagnol, l’italien et l’argot méridional) nous donne ceci :
CHOCOLATINE, n.f. Pain au chocolat -Tiens, je t’ai acheté une chocolatine pour goûter Un des mots que le méridional est convaincu d’employer à bon escient alors qu’il ne figure pas au dictionnaire FR.
sébastien
Nouvellement bordelais, je me demande surtout qui a eu cette drôle d’idée de vouloir mettre sa chocolatine dans… une poche !!!?? C’est gavé pas français !
François
Merci pr ce récapitualtif qui, on l’espère, devrait faire entendre raison aux Bordelais.
Il me semble qu’il manque la légende sur le 2ème graphique et qu’elle est inversée avec le graphique précédent.
Cotcot
Récapitulatif intéressant.
L’usage n’est pas du tout limité à Bordeaux, ou alors c’est très grand Bordeaux :
http://www.sudouest.fr/2012/10/17/chocolatine-vs-pain-au-chocolat-le-best-of-de-vos-commentaires-852793-3.php
Cotcot
J’aurais mieux fait de poster :
http://blog.adrienvh.fr/2012/10/16/cartographie-des-resultats-de-chocolatine-ou-pain-au-chocolat/
C’est l’origine de la carte visible en haut de l’article de sud-ouest.
Cotcot
J’aurais mieux fait de ne rien poster : je n’avais pas visité le dernier lien posté dans l’article… Dsl…
Laurent Gloaguen
@François : merci, effectivement, j’ai rajouté une légende au second graphique.
Laurent Gloaguen
@Cotcot : ce n’est pas grave, c’est juste un test pour voir les gens qui commentent sans avoir lu le billet. Bienvenue.
FreZ
J’ai sous la main le témoignage d’une personne digne de confiance et qui prétend avoir toujours (depuis sa plus tendre enfance, qui remonte à la fin des années 50, début 60) entendu et utilisé le terme de chocolatine. Je précise que cette enfance s’est déroulée à Rochefort sur mer, Charente maritime. Si ça, c’est pas un témoignage qui remet tout en cause… :)
Laurent Gloaguen
Il suffit d’avoir un boulanger-pâtissier originaire du Sud-Ouest pour changer la donne dans une petite ville.
Laurent Gloaguen
Et puis Rocherfort-Bordeaux, ce n’est que 150 km, et envahi de Bordelais l’été. :-)
jathenais
En tout cas, je puis t’assurer que depuis au moins 40 ans, à Vichy, on fabrique, commercialise et mange.. des pains au chocolat ! Pour autant que je me souvienne, les viennoiseries étaient autrefois l’appanage des boulangers (d’où peut-être l’appellation de “pain” ou “petit pain” également usitée), avant d’être ensuite repris en pâtisserie avec un feuilletage plus riche en beurre. D’ailleurs on a pas les doigts tout gras avec un pain au chocolat ou un croissant de boulanger, et souvent c’est plus gros, miam ! A mon humble avis (mais je le partage), il est dérivé d’un bête goûter qu’on a sans doute tous connu : un morceau de pain avec une barre de chocolat dedans, qu’un petit malin a dû décider de proposer tout prêt, avant de finalement l’enfiler dans une pâte à croissant.
Des bises (pas grasses) du milieu de la carte de France, je vais manger, tout ça m’a donné une dalle !
Joachim
“chocolatine”, “pain au chocolat”… il y a d’autres questions plus importantes (non, je ne parle pas du beurre salé/non salé).
Tu as mis le doigt sur un régionalisme. Il y en a sûrement plein d’autres dans la pâtisserie. Savais-tu qu’un “pain au raisin” est appelé une “schneck” en Lorraine ? Au moins, la chocolatine n’a pas de deuxième sens sexuel.
fxbodin
C’est pourtant pas compliqué de trouver des sources fiables ! L’image ne ment pas… : https://www.facebook.com/photo.php?fbid=10151640547590404
franCk
Je confirme le chocolatine en Charente (pas maritime) dans les années 70 - j’ai même un petit doute sur la Bretagne, mais je ne suis pas sûr. Bon, grand Bordeaux peut-être…
Le Pet Financier
Ce sujet n’est pas à prendre à la légère… Surtout si vous êtes touristes dans le grand Sud-Ouest. http://www.legorafi.fr/2013/03/20/toulouse-il-se-fait-abattre-de-46-balles-dans-le-corps-pour-avoir-demande-un-pain-au-chocolat/
La boulange
Né en 1941 dans une famille de boulangers de la région de Sarlat, boulanger-pâtissier moi même dans la banlieue bordelaise puis du côté de Pau avant de prendre ma retraite en limite de Charente Maritime, j’ai toujours entendu parler de chocolatine.
N’oublions pas que le cacao est entré en France par les ports de Bayonne et de Bordeaux et fut consommé en Aquitaine bien avant le reste de la France. D’ailleurs la première chocolaterie était à Bayonne et je crois bien qu’elle existe encore.
Une histoire raconte que le mot viendrait de marins Anglais qui parlaient de “chocolate in bread”. On trouve la même explication ici :
http://theasquare.blogspot.fr/2013/06/dou-vient-le-terme-chocolatine.html
Laurent Gloaguen
Votre lien est une charmante plaisanterie quand on sait que le chocolat était consommé sous forme liquide jusqu’au début du XIXe siècle. Les “pains au chocolats” au XVe siècle sont juste une blague.
De plus, si vous avez lu mon article, le terme chocolatine est apparu en pâtisserie dans les années 1950.
Jean
Dans Libération aujourd’hui : la France coupée en deux avant-dernière carte, couleur chocolat.
Messergaster
Bonjour, je voulais vous informer que j’ai trouvé votre article très intéressant: c’est pourquoi je m’en suis inspirée pour mon propre billet paru aujourd’hui sur mon blog. Bien entendu, j’ai mis un lien vers cette page de votre site afin que les lecteurs qui liront mon texte puissent se reporter à votre propre page. Voilà, je tenais à vous informer donc que j’ai mentionné ma source, c’est-à-dire vous! Bonne continuation :)
Blah ? Touitter !