Conversations

— Cet individu me répugne. Il faudrait lui interdire ce séjour.
— Duquel parlez-vous ? Car s’il fallait trier la clientèle du Métropole sur le volet, je vous assure qu’il y aurait du travail !
M. Jean tardait à me répondre.
— Hum, hum. Attendez…
Il enlevait, à l’aide d’une allumette taillée en pointe, quelques débris d’olive malencontreusement logés entre ses molaires. L’opération devenant délicate, il roula des yeux et cacha d’une main soigneusement manucurée ce que l’autre poursuivait.
— Où en étais-je ? Oui : c’est d’Arturo Beleta qu’il s’agit, bien évidemment. Il est, quant à moi, le seul individu répugnant.
— Que lui reprochez-vous ? Son âge, son physique, son succès ? Je ne lui vois rien de repoussant. Je le trouverais même insignifiant.
— C’est exactement ce que je voulais vous faire dire. Il est insignifiant. Bon époux, bon père de famille, et travailleur modèle. Physiquement attrayant, amabilité de circonstance. Jusqu’aujourd’hui, il n’a jamais donné prise au scandale. Mais que savez-vous de lui ?
— Pas grand chose. Qu’il est arrivé ici tout jeune homme, sans un sou en poche. Qu’il a travaillé un an aux Comptoirs du Nord puis qu’il a épousé la fille de la maison. Le fait qu’elle soit laide pour moi n’indique pas qu’elle soit dépourvue de charme pour autrui. Si je saisis le sens de vos insinuations, l’unique héritière d’un richissime commerçant, de surcroît défavorisée par la nature, n’a aucune chance de découvrir un jour les joies de l’amour et celles du mariage ! Je n’ai pas de statistiques précises à vous présenter, mais je peux vous certifier que le contraire arrive tous les ans de par le monde, sans qu’il soit besoin d’invoquer pour autant la vénalité de l’homme qui épouse. Que cela vous plaise ou non.
— Et moi je soutiens que ça n’est pas le cas du couple Beleta. J’ai eu l’occasion de le jauger, cet homme-là : vous étiez encore sur les bancs de l’école que je le voyais présenter son affaire ! Croyez-moi : ce n’est pas à un vieux singe que l’on apprend à grimper aux arbres. Il a joliment joué de ses atouts, voilà la vérité. Il a très vite compris qu’il fallait embobiner le père avant de séduire la fille.
— Admettons. Il trouve le terrain favorable, il s’y implante. Et alors ? Il aime l’argent ou le pouvoir de l’argent, peu importe. Il aime le luxe, les belles voitures, les maisons de maître, que sais-je ? Mais c’est son droit ! Si cela vous gêne, moi je reste parfaitement indifférent.
— Je suis bien d’accord avec vous : il peut ne pas aimer la fille et profiter de la situation pour satisfaire ses ambitions. Je m’en contrefiche. Le goût du pouvoir fait tourner le monde, je ne vais pas vous contredire sur ce point. Il appartient à chacun, effectivement, de choisir sa religion. Mais Arturo Beleta ne s’est pas contenté de se convertir et de pratiquer son rite : les vertus qu’il se devait d’afficher, il y croit aujourd’hui. Et il entend le montrer. Pour un peu, il vous donnerait la leçon… C’est ce qui me le rend tout à fait odieux. Il me fait penser à ces bigots de salon qui se délivrent du démon en lui claquant la porte au nez et en la fermant à clé. Voyez-vous, il y a quelque chose de très important dans la vie : il faut pouvoir se mettre à nu et ne pas craindre d’un autre qu’il trouve encore à vous déshabiller. Sinon, il faut rester couvert et ne pas en montrer plus que le convenable.
— Je ne suis pas certain d’apprécier cette discussion comme elle le mériterait. Si vous voulez mon avis, Arturo Beleta s’ennuie et vous m’ennuyez en me parlant de lui.
M. Jean regardait ses ongles avec fierté. Il me les donna à voir.
— Que pensez-vous de son travail ? Mon coiffeur a engagé un apprenti qui se débrouille fort bien. Et vous ? Que vous arrive-t-il ? Qu’y a-t-il de neuf dans votre vie ? Quelques aventures, des détails croustillants : vous savez que j’en suis friand. Allons. Ne me boudez pas, je ne vous ai pas fâché à ce point !
Arturo Beleta se levait. L’horloge du Métropole marquait sept heures et demie.
Je crachai le noyau d’olive que je suçotais machinalement.
— Oh ! Vous savez, je n’ai rien fait d’extraordinaire ces derniers temps. Je vous ai parlé de l’inspecteur Lino et de ses méthodes pour le moins curieuses. Je dois dire qu’il ne manquait pas d’intérêt : il m’a tenu en haleine pendant deux mois. Hélas, il vient d’être muté. Il est parti la semaine du carnaval, à destination de l’Est. Depuis ma vie est plate. Très plate. Une ou deux virées sur le port, mais je suis rentré bien vite chez moi. Vraiment, je n’ai pas grand chose à vous raconter.
— Ce n’est rien : une petite baisse de forme, une fatigue passagère. Je vous trouve nerveux. Vous devriez changer d’air, quitter cette ville. Pour un pays étranger, par exemple.
— Vous avez peut-être raison. Je n’ai plus d’ambition. J’ai l’impression, maintenant, d’avoir fait le tour des gens et des situations.
— Il n’y a rien de plus faux. Il se passe seulement que vous portez mal votre âge. Vous êtes trop mûr aujourd’hui pour accepter qu’une main se pose sur votre épaule. Mais vous ne l’êtes pas encore assez pour marcher de compagnie sans soutien. Ne désespérez pas : ça n’est jamais qu’un mauvais moment à passer. Il y a en vous bien trop de feu pour qu’un peu d’eau l’éteigne. N’oubliez pas, surtout : pour beaucoup d’entre nous, vous êtes un rayon de soleil.
— Allez dire ça à un rayon de soleil !
— Ne vous faites pas prier, petit prétentieux. Jetez un œil sur ce qui vous entoure ; tout n’est pas si noir qu’il y paraît.
— Justement ! Cet endroit me sort par les yeux.
— Que venez-vous y faire, alors ?
— Vous êtes décidé à m’assommer de questions. C’est ça ! J’aurais dû m’en douter et ne pas vous laisser glisser sur ce terrain-là. Je suis ici et j’y reste, point. Dans quel état, c’est mon problème, vous en conviendrez.
M. Jean s’agita sur sa chaise. Il tira une montre de sa poche :
— Mon Dieu. Huit heures moins le quart, déjà. Avec vous, je parle, je parle. Je dois vous quitter. Ce soir, je dîne avec un ami d’enfance : je l’ai connu en… Bref, vous n’existiez pas. Dix années sans le voir, j’aurai la larme à l’œil, je le sens. J’hésite un peu à vous abandonner à la morosité. Vous me couvez quelque chose, tel que vous me semblez. Je ne vous invite pas à partager ma soirée : vous ne manquez certainement pas de projets…
— Aucun, je peux vous l’assurer. Mais je ne trouve pas souhaitable de me joindre à votre repas d’anciens combattants, si vous me passez l’expression. Je ne serais pas au diapason de vos retrouvailles.
— Comme vous voulez, comme vous voulez ! Amusez-vous mon garçon pendant que je radote sur les vertes années.
Il tardait à s’en aller : le vieux raseur ! Et curieux en plus. Je décidai de le brusquer.
— Dépêchez-vous, vous allez être en retard : ce serait la première fois. Et ne vous inquiétez pas pour moi. Je ne voudrais pas gâcher un aussi pur moment d’amitié.
Il me parut contrarié de devoir battre en retraite si précipitamment. Il en oublia même de papillonner entre les tables comme à son habitude.
Le Métropole bourdonnait de voix exaltées par la nuit. Comment s’appelle-t-il, celui-ci ? Ah oui ! David, mais David quoi ?
David entrait dans la grande salle. Il tournait son cou maigre de façon à faire ressortir sa pomme d’Adam. Il cherchait une victime. Je priai que ce ne fut pas moi.
M’ayant aperçu, il fonça résolument dans ma direction. En passant par l’allée centrale, il déséquilibra un serveur au plateau surchargé. Le bruit d’un verre éclatant sur le sol me crispa désagréablement. David y fit à peine attention. Ses dents blanches brillaient d’un vif éclat.
— Va ? Je peux m’asseoir ? — Il s’asseyait. — Ouh dis donc ! Ça n’arrête pas, là-bas, sous les arcades. Un peu de calme enfin ! J’étais avec Apo, Minnie et les autres : on pensait tous te voir.
— Que veux-tu boire ?
— Pas question, c’est moi qui invite. Je fête mon départ : vacances, vacances ! Une occasion en or : un cargo en partance pour l’Amérique du Sud. J’embarque demain, une vingtaine de jours de traversée. Une chance : je connaissais le capitaine. Il a pu m’introduire auprès de la compagnie. Et je vais payer le mi-ni-mum.
— Qu’as-tu prévu ? Tu comptes te déplacer ?
— À l’aventure. Pas de but précis : c’est ma philosophie du voyage. Les églises et les monuments en ruine m’enquiquinent. Il me faut du vécu. Si possible, je vivrai chez l’habitant. Tiens, voilà Minnie qui rapplique. Alors, Minnie : trop de bruit pour toi aussi ?
Minnie s’installa. Elle m’agressa sans attendre :
— Tu as sale mine ! Le héros est fatigué ?
— Héros, pourquoi héros ?
— On ne parle que de toi, mon cher. De toi et de la fille Simondi. Et les langues vont bon train. C’est bien simple : on raconte tout et le contraire. Que cela fait une semaine que vous ne vous quittez plus d’une semelle. Qu’on vous a vus à l’Oiseau Bleu et que vous dansiez plutôt serrés…
— C’est possible. J’avais trop bu ce soir-là. Je serais tout à fait incapable de me rappeler qui j’ai rencontré à l’Oiseau Bleu et ce que j’y ai fait. Tout ce que je sais, c’est qu’on y retrouve toujours les mêmes têtes et qu’il s’y passe toujours la même chose.
— N’épiloguons pas. Enfin, cette histoire divise le Métropole en deux camps : il y a ceux qui prétendent que tu es intéressé par les sous de papa et que tu songes à te ranger. Je ne te précise pas qui : tu vois d’où ça vient, la même petite clique que d’habitude. Ce n’est que jalousie et méchanceté sur ton dos. Tu es un dépravé, un noceur, un alcoolique aux mœurs assez douteuses. À les entendre, tu serais fiché à la police et tu aurais profité de ton amitié avec quelqu’un là-bas, un inspecteur…
— Lino, l’inspecteur Lino.
— … Tu en aurais profité pour faire disparaître des dossiers gênants. Tu vois, ça tourne au roman policier.
— Que veux-tu que je fasse ? Si les gens parlent, c’est que ça les démange. Ils peuvent raconter ce qu’ils veulent, ils ne m’empêcheront pas de dormir. De toute manière, je ne m’attends pas à ce que l’on me prenne pour un ange. Je ne fais rien pour.
— C’est bien toi, laisser dire, laisser faire. Pourtant, à ta place, je ferais quelque chose. Parce qu’en face de ces langues de putains, il y a les amis de la Miss Simondi. Tout à l’heure, pendant que tu sirotais de l’alcool avec ce vieux gibbon…
— M. Jean.
— C’est un vieux gibbon quand même. Entre nous soit dit, il n’est pas fait pour soigner ta réputation…
— Je fréquente qui me plaît.
— Bon, doucement. On ne va pas se fâcher pour si peu. Où en étais-je ? Tu m’interromps constamment. Comment veux-tu être cohérente dans ces conditions ?
— Les amis d’Anna Simondi, et moi et le vieux gibbon. Tu en étais là.
— Ça y est : tu m’as troublée ! Je ne sais plus où je voulais en venir.
— Fais vite s’il te plaît : j’ai rendez-vous à neuf heures.
David s’agita. Il se leva.
— Je crois que je vous laisse. J’ai mes bagages à préparer. Je suis sur le pont demain à sept heures du matin. Je vous envoie des cartes postales.
Je lui tendis la main.
— Bon voyage, David.
Il embrassa Minnie.
— Au revoir, Minnie : je te commande une vodka-citron avant de partir. Tu dois avoir soif.
Et s’adressant à moi :
— Et pour toi ?
— Rien, merci.
— Au revoir.
Minnie agrippa mon bras.
— Ecoute, voilà ce qui se passe : tout à l’heure, sous les arcades, ils en sont venus aux mains. La petite sœur d’Anna était à notre table avec une amie. Tu les connais, elles se chuchotent des secrets à longueur de temps. J’étais juste à côté d’elles et j’ai tendu l’oreille.
— Curieuse. Tu n’aurais pas dû.
— La Poezeva racontait ses vacances de neige : “Ça nous a coûté très cher, mais on ne regrette pas. Hein, chéri ? Si je pouvais me retrouver enceinte ! Il paraît que l’altitude est bénéfique, j’espère que c’est vrai. Deux ans de mariage et pas d’enfant : on commence à s’inquiéter.” Autant te dire qu’il n’y avait strictement rien d’autre à faire que d’écouter les murmures des deux gamines. Elles parlaient de toi, tu penses, et d’Anna…
Minnie frissonna.
— J’attends la suite.
— Tu ne devines pas ?
— Pas du tout.
— Elle est amoureuse de toi. Depuis longtemps. Mais comme tu ne l’avais jamais regardée et parce qu’elle est timide, elle n’a jamais osé faire un premier pas et tenter sa chance. D’après ce que j’ai compris, tu es son grand amour. Maintenant elle croit toucher son rêve : il y a quinze jours, tu lui aurais souri. Deux jours plus tard, tu lui as dit bonjour. Ensuite vous avez eu “des” conversations. Elle a dansé deux fois avec toi, toi qui ne danses jamais. Aussi a-t-elle parlé de toi à ses parents, ils aimeraient te rencontrer. Enfin, tu l’as invitée à dîner.
— C’est possible.
— Quoi ?
— Je dis que tout ça est fort possible. Il n’y a pas de quoi en venir aux mains. Voilà ta vodka.
— Je vais finir par croire que tu es tout à fait inconscient. Figure-toi qu’ils se sont battus comme des chiffonniers !
— Qui s’est battu d’abord ?
— Le grand Stomel est venu s’asseoir : tu le connais, il n’a pas inventé la poudre. Il n’a pas dû s’apercevoir que la petite Simondi était là, ou il l’a fait exprès. Il s’est mis à raconter ce qui se racontait à la table d’en face. Il a trouvé drôle de dire que la “Simondi” ressemblait à une bonne sœur sécularisée et que tu allais rentrer dans les ordres. Il y a eu un silence : tout le monde était gêné pour lui. La petite n’a fait ni une ni deux : elle lui a balancé son verre à la figure. Elle lui a dit que si sa sœur ressemblait à une bonne sœur sécularisée, lui avait l’air d’un dégénéré. Lui a répondu en la traitant de garce et d’hystérique. Le drame, quoi ! Là-dessus, sont arrivés les trois chevaliers servants de ces demoiselles. Des armoires à glace : ils font du judo ou je ne sais quoi. Je ne te donne pas de détails, j’ai fermé les yeux. Il y a eu des bouteilles cassées, des chaises renversées, des coups échangés. Et puis les serveurs les ont expulsés. On a tous failli être expulsé, d’ailleurs.
— Si ça les amuse !
— Sois sérieux de temps en temps. Cette fille s’accroche à toi : tu sais ce que veut dire d’être amoureux ? Elle est amoureuse. Tu es en train de l’éblouir. Elle est heureuse. Si jamais tu la déçois, si jamais elle comprend que tu t’es fichu d’elle, ce sera l’effondrement. Et tu te seras mis à dos sa famille et un bon paquet de gens qui les fréquentent. Tu n’en as pas besoin, franchement.
— Je n’ai besoin de rien.
— Est-ce que… tu as un petit sentiment pour elle ?
— C’est une question que je ne me pose pas. C’est une question qui ne se pose pas. Et c’est une question que tu n’as pas à me poser.
— Je vois : après moi le déluge. Je taille ma route et je ne regarde pas où je mets les pieds. Et j’écrase tout ce qui se trouve sur mon chemin par la même occasion. Mais où crois-tu aller en te conduisant comme ça ?
— Nom d’un chien. Est-ce que je sais, moi ! Vous êtes là à me harceler : mais quelle mouche vous pique ? Vous croyez que c’est facile tous les jours ? Vous savez toujours ce que vous avez à faire ? D’abord M. Jean : “Vous avez sûrement des projets”, et toi maintenant… Bon sang, mêlez-vous de ce qui vous regarde ! Les ragots du Métropole ne m’intéressent pas. Vos bons sentiments, gardez-les. Vous voulez vivre à ma place ? Non. Eh bien, alors, laissez-moi vivre en paix. En paix.
Minnie vida d’un trait sa vodka.
— On en reparlera. Tu ne perds rien pour attendre. Bonsoir, très cher. Tu passeras devant une glace avant de sortir : tu n’as pas l’air aimable, c’est le moins qu’on puisse dire.
Je suivis ses conseils. Un peu d’eau fraîche sur le visage et l’atmosphère parfumée des toilettes soulagèrent la migraine que je traînais depuis le midi.
Dehors, la rue grouillait d’oisifs. L’odeur de la terre en sueur envahissait le soir.
La circulation était intense, et j’eus toutes les peines du monde à atteindre le pont Akwana. Le fleuve traversé, il me restait quelques kilomètres à parcourir à travers Basso avant d’arriver à Milesix-Plage.
Le long du boulevard, les marchands de friture fermaient leurs portes. Les lampes à pétrole des buvettes ambulantes balisaient la promenade de jaune tiède. Une compagnie de chiens errants se disputait la carcasse d’une chèvre écrasée sur la chaussée.
L’Hôtel de la Plage brillait comme un paquebot au milieu d’une mer de nuit.
La réception sentait l’ambre. L’homme qui m’accueillit bâillait en se grattant l’oreille.
— Bonsoir Monsieur. Que puis-je pour vous ?
Il ne pouvait pas grand chose.
— J’ai réservé une table pour neuf heures. Je passe au bar. Quand Mlle Simondi arrivera, dites-lui que je suis là-bas à l’attendre.
Le barman me connaissait. Il me servit un alcool blanc glacé et n’insista pas pour me tenir la conversation.
Je n’avais trop rien à dire.