Le balcon

Un marin étranger discutait de sa soirée avec une créature moulée dans une robe blanche à pois noirs.
Il était beau. D’une beauté divine. Mais il ne le savait visiblement pas. Ici, sur cette avenue, il aurait trouvé à vendre quinze minutes de sa vie pour le prix d’une nuit à l’Hôtel de la Plage. Petit déjeuner compris, s’entend. Au lieu de cela, il s’entêtait à vouloir payer cette dame qui s’offrait à lui avec fougue et le pressait de la suivre. Elle répétait : Non. Pas d’argent. Pas cinq mille. Pour toi c’est l’amour, en lui flattant le cou de la main gauche et l’entre-jambe de la main droite. Le malheureux ne comprenait pas et balbutiait quelques mots en agitant des billets. Je regardais la scène, assez intéressé, comme d’autres badauds qui maintenant s’arrêtaient.
Je me rendais au Café Métropole où je devais retrouver M. Jean. L’avenue du Dix-neuf-Décembre ne représente pas un bien grand détour quand il s’agit d’aller de chez moi au Métropole. C’est un détour que je tente systématiquement, dès qu’apparaissent les premiers beaux jours, à la fin de la saison des pluies.
Ces jours-là, la ville prend un air de fête. Avec le bleu du ciel, la nuit devient le sujet de nos préoccupations. On se lasse d’admirer la tiédeur de midi pour goûter la pureté de minuit. Quand tombe le crépuscule, les promeneurs envahissent les rues, les jardins, le boulevard de la Plage. Les murs repeints à la chaux sont découpés d’ombres noires comme l’encre. Dispersée par le vent d’aval, l’odeur du jasmin se fait vive. Il vient aussi d’autres parfums, d’hommes, de sève, de terre chaude. On se parle de caresses, de simples vertiges, d’amours très brèves. Des fenêtres ouvertes s’échappent la lumière et le bruissement des rires. Sur la chaussée, il n’est pas rare de voir pleurer à visage découvert. Mais personne n’y prend garde, tant les joies égalent les peines.
Les quelques semaines que dure ce bonheur intense sont appelées traditionnellement le mois des anges. Et les enfants qui naissent en abondance, neuf mois plus tard, sont réputés les plus doux, les plus forts et les plus souriants des enfants. Puis le paradis lève son camp et livre la place au vent du nord, à l’âcre poussière ocre, au soleil de plomb.

Le marin s’impatientait. Sa peau claire s’empourprait. Il passait sur son front un orage de mer. Le cas paraissait urgent autant que l’envie semblait pressante. Je parlais sa langue, il m’en remercia.
— Vous pouvez dire à cette femme que je ne lui veux pas d’histoire. Si mes cinq mille ne lui suffisent pas, j’irai ailleurs.
Je le rassurai.
— C’est bien celle-là que tu veux ? Alors, écoute-moi : tu lui plais. Quand tu auras terminé, tu lui donneras une mèche de tes cheveux. Oui, une mèche… Un peu d’argent, puisque tu y tiens. Ça suffira. Et n’hésite pas à demander des spécialités.
La fille tendait l’oreille. Elle s’estimait roulée et poussait des hurlements, croyant que je lui soufflai son client. Je la calmai bien vite.
— Assez ! Il ira chez toi. Il te donnera ses cheveux.
Ils partirent bras dessus, bras dessous. Ils eurent tôt fait de s’embrasser une première fois sous un proche lampadaire. La chevelure du jeune marin l’auréolait d’argent. Il m’adressa un signe de remerciement. J’y répondis distraitement.
Comment expliquer à cet homme, comment le persuader de ce qu’il représentait. Sous nos latitudes une telle blondeur, une pâleur aussi délicate, un regard si bleu qu’il s’y mêle de la glace, tous ces attributs sont la marque du ciel. Ils font l’objet d’un culte. Les cheveux surtout, que l’on place dans des sachets avant de les porter sur son corps, à des endroits secrets.
Toucher ce demi-dieu, l’aimer et s’en faire aimer, était une grâce que très peu connaissaient.
Je m’étais mis en retard.
J’étais inquiet : M. Jean n’attend pas. Ou, s’il attend, il ne se prive pas ensuite d’étaler sa mauvaise humeur. M. Jean est de la génération de Madame Veuve, chez qui je loge. Ils se connaissent, je le sais. Mais aucun des deux n’a jamais voulu me parler de l’autre.
M. Jean m’a abordé un soir dans la rue, d’une façon que j’ai jugée cavalière. J’ai cru, l’espace d’un horrible moment, qu’il voyait en moi un quelconque giton à séduire, une jeunesse à faner. Ma réaction première fut donc de lui dire, non sans acidité, à quel point il se trompait. Désolé, il supplia que l’on ne se méprenne pas sur son compte : il cherchait une compagnie, en tout bien, tout honneur. Il jurait ses grands dieux que pas une seule des pensées que je lui prêtais ne l’avait effleuré.
Je me suis radouci et nous avons décidé de notre amitié autour d’un verre de xérès. J’ai dû lui avouer, lorsque l’intimité m’y a autorisé, qu’il s’en fallait de vingt ans à peine pour que je succombe à ses charmes. Par bonheur les vieux messieurs sont ainsi : ils préfèrent la réalité imparfaite à l’absolu de leurs rêves. Ceci explique que nous soyons restés les meilleurs amis du monde.
M. Jean a toutes les qualités d’un homme mûr. Hélas, il a gardé de son époque un goût détestable, celui de la ponctualité. Un manquement à l’exactitude le fait grincer des dents.
Dans quel état allais-je le retrouver ?
Sous les arcades du Métropole régnait la plus tendre atmosphère. Les pales des ventilateurs brassaient l’eau et le feu du soir, laissant pleuvoir sur la foule des visages de l’or en demi-teinte et toutes les nuances de rouge.
M. Jean me faisait signe, une table près du bar. Il n’était pas seul.
— Comme vous n’arriviez pas, je me suis permis d’inviter ces jeunes personnes. Elles ne trouvaient pas à s’asseoir.
Je me présentai. Avec courtoisie, sans trop d’amabilité. Elles se présentèrent à leur tour.
— Je m’appelle Avia Bartoloméù.
— Emie. Emie Strassberg.
Bonjour, Emie. Elle était nerveuse, je n’eus pas l’heur de la dérider. Mon aisance habituelle s’alourdissait de mots impropres et de silences troublés. Quelques minutes suffirent à me plonger dans l’embarras. M. Jean prit mon relais aussitôt. Grâce à lui, la conversation s’anima et il n’y eut plus rien de pesant dans l’instant. Je prenais une part discrète à l’insouciance qui s’installait. J’évitais de rencontrer ses yeux. Je l’observais pourtant, quand elle riait à gorge déployée. Le sang, sous sa peau fine, dessinait des motifs palpitants. Était-ce la chaleur ? De la rosée brillait sur sa poitrine, à la naissance des seins qui tremblaient. Sous le chignon, les oreilles rosissaient avec délicatesse.
Elles nous quittèrent précipitamment. Avia s’en excusa.
— Un rendez-vous urgent. Encore merci.
Emie garda de la froideur pour nous faire ses adieux.
Elles s’éloignaient, deux frêles silhouettes sous les arches.
M. Jean posa la question qui le démangeait.
— Qu’en pensez-vous ?
— Jamais vues, jamais entendu parler d’elles.
— Mais encore ? Emie vous en impose. Vous en perdiez votre langue. Ne me dites pas le contraire, vous la gardez dedans vos yeux.
— Avez-vous remarqué cette vie à fleur de peau, ce gonflement des paupières ? Et la ligne du nez, la finesse des épaules, …
— Fichtre ! Vous voilà mordu, et bien mordu. Si je peux me permettre, je vais vous donner un conseil : vous n’avez pas tout vu. Cette fille n’est pas pour vous.
J’avais très peu l’envie d’en discuter, mais je me sentais mis au défi.
— C’est ce que nous verrons.

Le lendemain était un jour parfait. Une brume légère voilait le matin. À midi, la plage était déserte. Quelques rares parasols plantaient l’ombre sur le sable.
Emie sortait de l’eau lorsque je l’aperçus. Je ne me pressais pas d’aller lui dire bonjour. Elle restait debout les yeux fermés, le visage tourné vers le soleil, laissant sécher la mer qui perlait sur ses reins.
J’avais le cœur muet et la voix grave.
— Je vais me baigner. Y retournez-vous ? La plage sera vite envahie.
Elle fit la moue.
— Non, allez-y sans moi. Je vous attends sur ma serviette. Faites attention aux rouleaux, la barre est méchante aujourd’hui.
Ce jour-là, nous eûmes peu de choses à nous dire.
Je la revis le surlendemain, puis tous les jours qui suivirent. Nos rencontres se déroulaient en terrain neutre. La buvette de l’Aviation, le bord de mer ou les jardins de l’hôpital. Elle m’écoutait parler. Je souhaitais la distraire, ne pas la lasser par des questions. Je persistais à croire qu’elle ne trouvait aucun charme à ce que j’inventais. Un soir, nous étions sur la corniche qui domine la ville, quelque chose éveilla son attention d’une manière prodigieuse. Ses yeux brûlaient, sa voix trahissait l’excitation.
— Ce que vous venez de dire. Pouvez-vous répéter ce que vous venez de dire ?
J’ai dit ceci : parfois il m’arrive de vouloir manger les gens.
— C’est-à-dire, les manger ?
— Oui. Les manger, les absorber. En prendre possession. Je ne sais pas…
— Je comprends. Je comprends très bien.
Vers onze heures, devant sa porte, elle me prit la main.
— Montons. Nous serons mieux sur le balcon.
Elle occupait le cinquième étage d’un immeuble de conception ancienne. Elle ne me fit pas visiter l’appartement. Elle m’entraîna immédiatement vers le balcon, où elle avait installé sa chambre. Au nord, au sud, des plantes à l’épais feuillage décourageaient les assauts du vent et de la pluie. Un rideau de paille, relevé pour la nuit, servait à filtrer les rayons de l’ouest chaleureux. Penchée sur la balustrade, elle me montra le vide.
— De jour, la vue est unique. Heureusement, c’est une nuit sans lune.
Je hais les nuits de lune.
Je regardais le ciel, qui fourmillait d’étoiles comme un évanouissement.
Il y eut un bruit immense et nous heurtâmes le silence de nos pulsations.
L’envoûtement ne cessa qu’à l’aube. Nous émergeâmes de l’ombre, encore humides. J’étais rompu, au fond du lit. Elle méditait face à l’occident, accoudée à la tablette de la balustrade, un pied nu glissé entre les balustres. Elle se retourna.
— Dormez-vous ? J’aimerais que vous ne dormiez pas. J’aimerais vous entendre vivre et ne plus entendre que vous. Tout était si fade… avant cette nuit. Je ne supporte plus la médiocrité.
— Médiocrité ?
— Oui. Je me sens différente. Vous êtes différent.
— Qu’est-ce qui vous le fait croire ?
— Rien. Absolument rien, si vous ne me le faites croire. Qu’en dites-vous ?
— Je ne peux pas vous le dire.
— Promettez-moi au moins…
— Je ne peux pas vous le dire.
La grisaille qui fardait l’heure ne me permit pas de savoir si elle sanglotait. Elle reprit sa veille silencieuse pendant que je m’endormais.
Je ne pus la quitter de toute une semaine.
Je rentrais le midi déjeuner. Madame Veuve m’adressait un sourire ironique qui exprimait mieux que des paroles le sens de ses pensées. Elle me traitait comme le chat de la maison quand il revenait griffé, titubant, épuisé par ses courses nocturnes.
Elle me grondait :
— Je te trouve bien pâle, cerné. Tu ne manges rien. Tu manques de sommeil, il te faudra un mois pour récupérer.
— Laissez-moi la paix, s’il vous plaît. Je sais ce que j’ai à faire.
Nous avions pris l’habitude de dîner ensemble. Emie préparait des plats très épicés que le vin de palme accompagnait à merveille. Souvent, nous n’attendions pas la fin du repas pour abuser de la nuit.
Dix jours avaient passé.
Ce soir-là, je lui fis savoir que je n’étais pas libre. Une tâche urgente me retenait à la maison. Le jour suivant, une obligation à laquelle je ne pouvais me soustraire accapara tout mon temps. Par la suite, la rencontre inopinée d’un ami d’enfance et la déception qui s’ensuivit m’inspirèrent une humeur noire.
Nos retrouvailles manquèrent un peu de chaleur. Je sentais le reproche poindre dans sa bouche. Elle me blessait de mots avant de plonger dans mes bras. Notre corps à corps perdit en intensité, nos nuits raccourcirent. Je n’eus plus le loisir de la voir aussi fréquemment. Le mois des anges tirait à sa fin.
Un après-midi, le vent du nord s’installa. L’atmosphère devint étouffante. Un brouillard de poussière obscurcissait la ville, les voitures roulaient au pas. À son regard lorsqu’elle m’accueillit, je compris qu’Emie souffrait de m’avoir attendu. Son visage défait et ses mains tordues par l’impatience indiquaient une extrême nervosité. Au dessert, son mutisme me mit mal à l’aise.
— Tout à l’heure, en me rendant chez vous, j’ai failli me perdre. Je ne reconnaissais plus les rues.
Son doigt traquait les miettes de pain. À quoi rêvait-elle ?
— M. Jean, vous savez, cet homme affable qui est à l’origine de notre rencontre. M. Jean a, semble-t-il, complètement disparu de la circulation. Cela ne m’étonne qu’à moitié. Il aura subjugué quelque jeune homme de bonne famille dont il aura su épanouir la sensibilité tronquée. Il possède une villa sur la côte des Maures. Je le soupçonne d’y organiser des messes païennes. Emie, vous ne m’écoutez pas.
— Pardon. Vous me parliez ?
L’air était si lourd que sa voix me parvenait assourdie. Sur le balcon, elle jeta de l’eau au carrelage pour nous donner de la fraîcheur. Le lit sur lequel elle m’attira me fit l’effet d’une plaque chauffée à blanc. Elle cherchait ma bouche pour y plonger sa langue avec avidité. La lassitude m’occupait et je répondais mollement à ses enlacements.
La douleur me força à la repousser.
— Cessez de me mordre les lèvres. Cela m’agace. Vous m’avez mordu jusqu’au sang. Je crois que vous n’obtiendrez rien de bon, cette nuit. Je suis fatigué.
Je n’entendis plus que le bruit de sa respiration. Le souffle de sa colère enveloppait mes épaules. Elle se leva et me tourna le dos. Le bourdonnement du vent emplit un long moment.
— Vous feriez mieux de partir d’ici. Partir et ne plus revenir. Jamais. Jamais.
C’est ce que je fis.

M. Jean réapparut au Métropole un mois plus tard, la mine réjouie et le verbe enthousiaste.
— La retraite est une période exceptionnelle. Vous n’imaginez pas les joies que la mienne me procure.
J’imaginais sans peine. Il reprit l’œil humide :
— J’ai connu des heures délicieuses, là-bas, près d’Akiba. Et vous n’êtes jamais venu. Il y aurait tant de choses à vous montrer. C’est l’Eden qui vous nargue : les baignades, les fleurs, les enfants.
— Voilà qui doit vous ravir, en effet. Je ne serais pas surpris d’avoir un jour à vous porter des oranges.
— Vous me faites la morale ! Je ne vous ai pas toujours connu dans cette disposition d’esprit. Rappelez-vous le jeune Rachid. Et l’éphèbe du club nautique. Enfin, passons. Vous ne m’avez rien dit d’Emie.
Je fis semblant de ne pas avoir entendu. Sa perfidie était immense : il posa la question de nouveau. J’étais exaspéré.
— Veni, vidi, vici, et je suis reparti. Cela vous suffit-il ?
— Vous ne vous en tirerez certainement pas d’aussi belle façon. Racontez moi tout, dans le détail.
Je dus m’exécuter.
— … et depuis nous ne nous sommes pas revus.
— Mais alors, que faisiez-vous le temps de mon absence ?
— Je me suis lancé sur les traces du marin. Je n’espérais pas le retrouver en personne. J’ai reconnu la fille. Je suis devenu son client. La deuxième nuit, j’ai trouvé le sachet aux cheveux et je me suis enfui pendant qu’elle dormait. Je le porte maintenant sur mon cœur.
— Votre romantisme vous perdra. C’est bien beau d’avoir votre âge. Lisez-vous les journaux ?
Je ne voyais pas où il voulait en venir. Non. Je ne les lisais pas.
— C’était le journal d’hier, à la rubrique faits divers : une certaine Emie Strassberg s’était jetée du haut de son balcon. J’ai eu l’occasion d’en discuter avec Cyril Andreous, celui qui est venu après vous. Il ne comprenait pas. Et vous ? Comprenez-vous ?
— Au risque de vous décevoir, j’ai bien peur que non.
M. Jean ricana.
— J’avais raison. Reconnaissez-le, cette fille-là n’était pas pour vous. De toute évidence, elle n’était pour personne. Quelle barbarie tout de même : se jeter d’un balcon. Y auriez-vous pensé ?
Je répondis sèchement.
— Vous habitez un rez-de-chaussée et vous manquez totalement d’imagination. À sa place, qu’auriez-vous fait ?
Et le chapitre fut clos.