Au début des années 1930, l’effet des idées antisémites commençait à se faire sentir dans les milieux politiques les plus influents. L’on entendait ainsi de temps à autre des slogans hostiles aux Juifs même au Parlement de Québec.
Maurice Duplessis170, le chef de l’Union nationale, qui est demeuré au pouvoir pendant une longue période, laissa un jour circuler une information qui pouvait s’avérer très dommageable pour les Juifs. Il prétendit que les Juifs allemands, lesquels tentaient de fuir l’État hitlérien, viendraient en grand nombre au Canada et qu’à cause d’eux les Canadiens français se trouveraient grandement menacés.
Duplessis expliqua qu’il tenait de tels renseignements d’une source fiable. Pas moins de 100 000 réfugiés allemands devaient ainsi s’établir sur des terres agricoles dans la province de Québec171. Les fermes en question seraient achetées avec de l’argent qui proviendrait de la juiverie internationale (velt-yidentum).
Cette déclaration de Duplessis causa une sensation de taille. Les journaux anglophones et francophones reproduisirent la nouvelle comme s’il s’agissait d’une question du plus haut intérêt à l’échelle internationale. Duplessis laissa savoir au Parlement qu’il se souciait vivement des 100 000 agriculteurs québécois qui perdraient leurs fermes aux mains des Juifs allemands. Il enjoignit les Canadiens français de faire pression auprès du gouvernement fédéral à Ottawa, pour qu’il refuse l’entrée au pays aux réfugiés juifs qui devaient quitter précipitamment l’Allemagne.
L’intervention de Duplessis eut un grand retentissement dans toutes les villes et tous les villages de la province.
Un courant d’opinion se forma aussitôt parmi les Canadiens français, pour manifester une opposition à l’accueil au Canada des victimes de la brutalité nazie. À Ottawa, le gouvernement laissa savoir qu’il n’avait aucunement l’intention de permettre l’entrée en masse de Juifs allemands obligés de fuir leur pays.
Dans un grand nombre de localités québécoises, petites et grandes, furent votées des résolutions au conseil municipal afin de réclamer que l’on ne laisse pas s’installer au Canada les victimes du régime hitlérien. Ces textes furent rédigés dans un style qui faisait penser à de la propagande nazie. On y décrivait par exemple les Juifs allemands comme des antéchrists, et comme des adeptes du communisme et de l’athéisme. Lorsque ces résolutions furent présentées, certains orateurs vinrent s’en prendre violemment aux Juifs et justifier les persécutions nazies à leur endroit. À les entendre, on aurait pu croire que les Juifs allemands avaient pleinement mérité d’être traités de façon aussi agressive.
L’on déposa172 une résolution de ce genre même au conseil municipal de Montréal, où elle provoqua un débat fort animé. Cela se passait en septembre 1933. Toute une session fut ainsi consacrée à une discussion de la « question juive ».
Le texte en question fut proposé par le conseiller municipal Auger173, lequel était déjà bien connu pour son antisémitisme viscéral, et qui était aussi un adhérent du Parti national social chrétien d’Arcand174. Auger était appuyé par un autre ennemi notoire des Juifs (soyne Yisroel), le conseiller Quintal175.
Plusieurs personnes assistèrent à cette séance du conseil municipal, car le bruit avait couru qu’il y aurait à cette occasion une discussion relativement au thème de l’antisémitisme. Le conseiller Auger lança le débat en prononçant un discours, au cours duquel il suggéra que les dirigeants de l’État allemand devaient se mériter la reconnaissance des chrétiens pour avoir châtié les Juifs de leur pays, qui n’étaient que des agents du communisme animés par des intentions antichrétiennes. Les Juifs allemands, prétendit-il, trempaient dans un complot de concert avec les maîtres de Moscou, destiné à annihiler la civilisation chrétienne, même dans la province de Québec.
Le conseiller Quintal parla ensuite en empruntant le même ton. D’autres élus prirent aussi la parole, en français, mais pour déplorer que les Juifs allemands subissent la persécution. Il n’était toutefois pas question dans leur esprit qu’on leur permette d’immigrer au Canada. Plutôt, il convenait de réclamer du gouvernement fédéral qu’il garde closes les portes du pays.
Seuls trois conseillers prirent la part des Juifs allemands qui tous les trois étaient des Juifs, soit le socialiste Joseph Schubert176, ainsi que Max Seigler177 et Berl Schwartz178.
Chacune de ces personnes parla avec éloquence pour condamner l’hypocrisie et la démagogie des orateurs antisémites. Toute l’attention se tourna en particulier du côté de Joseph Schubert, qui était non seulement un Juif, mais aussi un tenant des thèses socialistes et qui se trouvait lié de très près aux syndicats de métier. Ce dernier rappela que les nazis étaient les ennemis déclarés de tous les peuples civilisés, et que les travailleurs appartenant au mouvement syndical partout sur la planète, même dans la province de Québec, étaient résolus à lutter contre eux et contre tous ceux qui les appuieraient directement ou indirectement.
Le conseiller Seigler affirma pour sa part qu’il était hypocrite et veule de s’en prendre aux Juifs allemands au nom des principes chrétiens. Tous les chefs reconnus de la foi chrétienne dans les pays démocratiques, suggéra-t-il, condamnaient le régime hitlérien et le considéraient comme barbare et sinistre.
C’est avec peine que le conseiller Schwartz dit constater que dans une ville comme Montréal, qui possédait une population très cosmopolite, l’on tenait à l’hôtel de ville des discours antisémites semblables à ceux que l’on était habitué d’entendre au Moyen-Âge. Montréal était sans doute la seule grande agglomération nord-américaine, prétendit-il, ou l’on étalait ouvertement, de manière démagogique et hypocrite, de tels sentiments hostiles aux Juifs.
Ces paroles mirent le conseiller Auger hors de lui et il se plaignit sur-le-champ que Schwartz cherchait à l’insulter. Plus tard, Auger se rendit auprès des journalistes présents et dit à ceux qui travaillaient pour des organes francophones qu’il ne resterait pas silencieux devant un tel affront, et qu’il réglerait ses comptes avec les élus juifs. Pour sûr qu’il poursuivrait Berl Schwartz en justice pour l’avoir traité de démagogue.
En s’exprimant ainsi, les conseillers juifs avaient tour de même abouti à quelque chose. Il ne leur aurait sans doute pas été possible d’empêcher l’adoption de la résolution en question, mais au moins ils avaient travaillé à en diminuer la portée. On retira ainsi du texte les termes les plus carrément hostiles aux Juifs, et il ne resta plus que la demande voulant que le gouvernement libéral, en raison du niveau de chômage très élevé au Canada, ferme les portes du pays aux immigrants européens.
Ce n’est qu’à Montréal que la résolution contre les Juifs allemands fut votée sous une forme atténuée. Dans les autres villes et villages, le texte obtint l’assentiment des élus sous sa forme originale, soit tel qu’il avait d’abord été rédigé de la main d’antisémites convaincus.
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170. Maurice Duplessis (1890-1959). Avocat, fondateur en 1935 du Parti de l’Union nationale, premier ministre du Québec de 1936 à 1939 et de 1944 à 1959.
171. Voir l’article paru dans Le Devoir du 27 septembre 1933, p. 1, intitulé « Au congrès juif de Prague. Projets d’immigration au Canada et aux États-Unis. Cent mille Germano-Juifs prêts à partir bientôt d’Europe ». Dans ce cas Le Devoir avait repris, sans doute hors contexte, une déclaration faite par Nahum Sokolow, président de l’Organisation sioniste, au Congrès sioniste mondial tenu à Prague du 21 août au 4 septembre 1933.
172. La motion Auger fut déposée officiellement le 11 septembre 1933. Le débat acerbe auquel l’auteur fait référence eut lieu le 19 octobre 1933, ainsi que le vote final du conseil municipal. La motion contenait entre autres le passage suivant qui fut plus tard retranché : « Considérant que le moyen le plus efficace pour le Canada de conserver intactes ses traditions chrétiennes et de remédier à la présente crise du chômage serait d’interdire l’entrée, en ce pays, de tout réfugié immigrant de l’Europe centrale, de l’Allemagne et de la Russie, professant des idées communistes ou antichrétiennes. »
173. Henri-Lemaître Auger (1873-1948). Conseiller du quartier Saint-Jacques de 1930 à 1936, il fut aussi élu député conservateur de l’Assemblée législative en 1935, puis réélu 1936 sous la bannière de l’Union nationale pour un mandat d’une durée de quatre ans. Auger occupa le poste de ministre de la Colonisation dans le premier cabinet Duplessis.
174. Ce parti ne fut toutefois fondé qu’en février 1934.
175. Henri-Adonai Quintal, conseiller du quartier Sainte-Marie de 1921 à 1934.
176. Joseph Schubert (1889-1952). Né en Roumanie, immigré au Canada en 1903, il fut secrétaire trésorier de 1916 à 1926 de la section montréalaise de L’International Ladie’s Garment Worker’s Union (ILGWU), conseiller municipal dans le quartier Saint-Louis de 1924 à 1940, puis premier pésident du Joint Committee of the Men’s and Boy’s Clothing Industry de 1935 à 1952.
177. Conseiller du quartier Laurier de 1930 à 1960.
178. Conseiller du quartier Saint-Laurent de 1931 à 1934.
Israël Medresh : “Le Montréal juif entre les deux guerres”. Traduit du yiddish et annoté par Pierre Anctil. Éditions du Septentrion, 2001. ISBN 2894483066.