Retour sur le Flash-Mob
À propos de la première foule éclair de Paris, un intéressant point de vue d’Isabelle Vodjdani, à qui l’on devait déjà un compte-rendu de la conférence à la Sorbonne du cyber-gourou Howard Rheingold :
Je n’y étais pas, et quoique j’en dise, je regrette un peu d’avoir manqué l’expérience. Cependant, il est également certain que si j’y avais été je l’aurais tout autant regretté ; oui, comme Laurent , je me serais sentie piégée par le caractère moutonnant et déjà réifié de l’évènement. Moutonnant par ce que les organisateurs étant obscurs et anonymes, les participants sont assignés à une position de croyance et d’obéissance aveugle. Réifié, parce que le lieu choisi était un espace public surmonté d’une mezzanine qui favorise l’effet de spectacle que les médias, dûment prévenus, ont pu apprécier comme une belle chorégraphie depuis leur observatoire.
Quoi ! Etre venu, et s’apercevoir qu’en définitive on a été le bouffon de service pour qu’une poignée de journalistes, du haut de leur tribune, puissent remplir leurs bobines et leurs colonnes ? Je comprends la déception de nombre de participants. Ce rassemblement qui devait être le lieu de connivence et de reconnaissance mutuelle d’une myriade de solitaires anonymes, habituellement rivés à leurs écrans, soudés à leurs portables, est devenu, du fait de ce regard extérieur qui les surplombe, le lieu d’une reconnaissance publique qui les réduit à un corps collectif, une masse compacte qui réagit à l’unisson, obéit au doigt et à l’oeil. Il y a de quoi frémir.
[ Isabelle Vodjdani, Flashmob : la preuve par l’image. ]
S’en suit une intéressante analyse de la distorsion de regard en le spectateur et celui qui participe. Et notamment les photos faites de l’escalier, en surplomb : “Elles donnent l’image d’une chorégraphie parfaitement ordonnée, des images qui vous donnent froid dans le dos, car elles vous disent : regardez comme ils sont dociles quand on leur donne l’illusion d’agir et de s’organiser de leur plein gré, regardez comme on sait bien manipuler une bande de geeks cramponnés à leur liberté individuelle et à leur cher anonymat. Regardez, on dirait qu’ils ont été hypnotisés ou endormis par un gaz soporifique.”
Il y a quelque chose qui me gêne dans les foules éclairs, et notamment au travers de son illustration donnée par la première parisienne. Quelque chose d’abord de l’ordre de l’intuitif, qui a fait que je n’ai jamais envisagé de participer à ce genre de manifestation, tout en me faisant conclure, trop rapidement, “marrant, mais un peu débile” (sans compter le malaise que j’éprouve à l’idée de me donner en spectacle).
La majorité des comptes rendus publiés ont amplifié mon scepticisme sans toutefois me faire pointer clairement du doigt le noeud du problème, ni bâtir un appareil critique bien étayé. La voix générale des participants ne fait que dire grosso-modo : “c’était cool, on s’est amusé comme des enfants, on a eu le vague sentiment d’être transgressif”. Et moi de penser plutôt illusion que sentiment.
Mon billet volontairement provocateur qui exprimait, à sa façon, mes doutes et questionnements, a récolté son lot de commentaires, comme le miel attire les abeilles, mais à part les témoignages émotionnels, peu d’éléments supplémentaires à verser à mon dossier. À part, le rappel d’un texte de Karl, qui traduit lui aussi un sentiment et pose des questions :
Un des aspects des flashmobs fait pourtant partie de l’ironie. Je m’interroge sur la motivation individuelle de chaque personne dans ces regroupements. Je me demande également pourquoi ces personnes ne sont pas aussi promptes à se moboliser pour un événement politique quelconque ou une manifestation. Je pense que certains prôneront également le fait de ne jamais participer à une manifestation, comme si c’était une maladie honteuse.
Je vois ces regroupements comme un peu tous les dérivés de produits de consommation courante : allégé, 0%, transparent, light, etc. Nous vivons dans une société ou plus que jamais, nous avons besoin de la mobilisation des individus pour réinventer et créer le monde. Mais les gens de plus en plus tentent d’échapper à une forme d’implications philosophiques, politiques, sociales, intellectuelles.
J’aime les flashmobs par leur spontanéïté à faire bouger les gens, mais j’ai l’impression que cela me laisse l’impression d’une classe favorisée allant dans les faubourgs de Pigalle pour s’encanailler.
[ Karl Dubost, Flashmobs, fausse nouveauté. ]
Ce qui rejoint en partie ma conclusion provisoire : les FlashMobs passeront vite aux oubliettes de l’histoire, à moins de prendre une dimension soit politique, soit clairement artistique.
Alors, j’ai re-passé en revue les commentaires des participants, car mon interrogation fondamentale est leur motivation comme celle des organisateurs. Paroles à eux :
L’ambiance est euphorique, cependant. Nous partageons une réelle connivence, qui me surprend et me plait. [Merriadoc]
C’était gratuit, c’était inutile, c’était éphémère. C’était un peu magique, c’était un peu bêbête, un peu gamin. C’était drôle et ca restera un bon souvenir. [Fleur]
All good fun. My only complaint is that there weren’t enough tourists/random people to witness it. [Jezblog]
Un enthousiasme et un plaisir enfantin pur. [Nincompoop]
Un seul petit regret : qu’il n’y ait pas eu plus de gens surpris par ce mouvement de foule, autour de nous. (…) Je crois que l’instant d’un quart d’heure, 150 personnes se sont pris pour de grands enfants qui n’avaient qu’un seul but : faire quelque chose de complètement inutile dans un endroit qu’ils se sont réappropriés. Avec ce petit risque de se faire pincer, comme quand on lançait une gomme dans le dos de l’instituteur à l’école élémentaire. [Manublog]
Deux déceptions, pas assez de badauds/touristes et pas de Mousse après pour discuter avec tout les gens aperçus. [Znarf]
Je suis ressorti amusé, le sourire scotché aux molaires. Ca sert à rien mais cette communion de personnes qui ne se connaissent pas est amusante. Peu de filles dans l’ensemble, trop de journalistes, mais un moment mémorable. [Haeon]
C’était trop d’la balle de ouf ce ParisMobs ! ;-) [Ze6TmD]
L’ivresse collective soudaine fait oublier pour un court laps de temps les scepticismes d’avant et les critiques d’après. [Chryde]
Je suis désormais officiellement un rebel sans cause. [Quiddité]
Et puis c’était le premier, il fallait y être… [Matoo]
J’y étais, je suis très content d’y avoir été et j’y retournerais si j’ai l’occasion. J’ai rarement eu une si grande émotion. [It’s Not TV. It’s McM !]
Ce qu’il ressort de tous ces témoignages est avant tout l’émotion collective. Aucune autre forme de justification autre que le frisson d’excitation, que beaucoup qualifient d’enfantin. D’autres touchent l’aspect rite païen en évoquant un esprit de communion. Enfin, les deux regrets quasi-unaniment, partagés par ceux qui en expriment, sont le manque de spectateurs (et leur peu de réactions) et la sur-représentation de journalistes.
Ce qui s’inscrit en creux dans la pluralité des voix, c’est le refus du sens et la gratuité de l’action qui traduiraient, avec peut-être quelque contradiction, au travers d’une manifestation collective, un “je-suis-libre”, et même de ne pas l’être. Avoir, dans une expression collective, le sentiment d’exister. Et surtout, vivre des sensations brutes et fortes. Il n’y a, à vrai dire, pas d’autre motivation que celle de se sentir vivre et de partager un émoi collectif, par le biais d’une bonne blague.
Que dire de plus ? La question Flash-Mob se pose toujours, malgré le refus quasi-autiste de certains à poser la moindre analyse sur le phénomène, ou les réactions non distanciées, style cour d’école, “tu n’y étais pas, t’as pas le droit de juger”. Et je n’ai pas de réponses à apporter, sinon l’expression des mes propres doutes.
P.S. Il y en a un qui n’a pas sa langue dans sa poche : “Decided that flashmobs are to human stupidity what Mount Everest is to la Butte Montmartre”.
karl
Disons que nos commentaires pessimistes sont peut-être anticipés. Mais comme d’habitude, je vois bien des loups du marketing, instrumentaliser le phénomène afin de faire des opérations spéciales. Rappelons nous des carnets Web faisant la promotion des produits macromedias par des gens qui étaient payés pour le faire mais non déclarés.
Il est tout à fait possible de détourner le mouvement. Première idée qui m’est venu pour un flashmob pro standards. Tu vas dans une grande librairie de Paris. Tu invites les gens à une heure précise au rayon informatique. Et tu demandes à toutes les personnes de prendre un livre concernant Flash ou les produits M$ etc et tu as pour charge au moment de la dispersion de le laisser à un autre rayon de la librairie. Cela semble amusant… mais refais la même chose avec un groupe de jeunes libéraux et tu leur demandes d’enlever tous les livres écrits par des gens de gauche.
Tu peux même créer des opérations de déstabilisation de manifestation ou de meeting politique. Technique très connue de la part des militants.
Tu fais une flashmob au lancement d’un nouveau produit de télécoms.
etc etc etc. A vomir.
nicky
Le plus beau dans tout ça, c’est que maintenant, ils disposent d’une jolie liste d’emails à contacter pour faire la dernière débilité hype et en vogue.
Houssein
Je n’ai pas encore participé à un flah mob, j’ai raté le premier à Montréal, mais je ne raterai pas le deuxième.
Ce qui me passionne dans cette activité, c’est le caractère inutile et absurde de la chose. Faire quelque chose d’inutile, c’est tout. Les flash mobs constituent un phénomème très éphémère. Je suis sûr qu’on n’en entendra plus parler dans quelques mois. Par contre, je serai très critique (et déçu) si je constate une quelconque dérive commerciale des flash mobs.
mouche
La dernière est prévue pour le 10 sept à NY.
Isabelle Vodjdani
Merci Laurent de relancer ce débat. Je pense aussi qu’on ne doit pas traiter ce phénomène à la légère, il peut effectivement prendre des tours assez pernicieux si l’on y prend garde. L’erreur à mon avis, serait de dire que c’est un nouveau truc hype et futile, que ça va passer aussi vite que c’est arrivé, et basta.
Non, quoi qu’on pense de la vacuité fortement revendiquée des flashmobs (trop fortement pour que ça ne sente pas la dénégation à pein nez)ils ont sûrement un sens, ils expriment sans doute un désir, une interrogation ou un malaise qui, à ne pas être correctement formulé et reconnu, risque justement de dériver vers des processus beaucoup plus pervers voire faschisants. Comme le souligne Karl, cela peut se récupérer très facilement.
Cette recherche effrénée d’émotion, de connivence et de communion dont font état les différents participants, n’a rien de méchant, au contraire. Mais n’est-ce pas là justement le revers de l’anonymat auquel ils se soumettent volontairement (ton billet suivant sur le procès CraoWiki)? L’anonymat dont ils se couvrent dans le monde virtuel (soit disant pour y gagner en liberté d’expression, au secours!) les annihile tellement, qu’il leur faut se rattrapper dans un “plus” existentiel au travers des flashmobs et autres rencontres du même type.
La première fois que j’ai entendu parler des flashmobs, fin juin, par le site de cheesbikini qu’une amie me signalait, je me suis dit, mais ils sont vraiment imprudents de faire ainsi la démonstration des mécanismes de mobilisation collective qui pourraient peut-être s’avérer utiles dans d’autres circonstances. On assiste là à des sortes de simulations qui constituent un observatoire de choix pour tout stratège bien ou mal intentionné. Aussi, l’anonymat des organisateurs me gêne d’autant plus qu’ils pourraient être, qui sait, des personnes extrêmement intéressées par l’observation des dynamiques collectives.
Isabelle Vodjdani
N.B : J’irai peut-être au prochain flashmob parisien si mon emploi du temps me le permet, mais j’emmènerai avec moi le livre de S. Freud : “Le malaise dans la société”
Martin
L’emprise médiatique sur les flash mobs semblent s’accroître d’après une info que je viens de lire sur un blog, newsflash actu. Laurent Ruquier (qui a des émissions humoristique sur Europe 1 et France 2) en organise un en fin de semaine… La télé s’empare déjà du phénomène ! http://newsflash.free.fr/20030831_archive.html#106243857871253103
Houssein
Je suis convaincu que les flashs mobs seront oubliés d’ici quelques mois. On pense déjà au premier global mob (un FM à l’échelle planétaire), et après ça sera la fin d’un phénomène qui ne peut être qu’éphémère. Je ne peux argumenter mon intuition, mais le temps nous le démontrera ;-)
Meme si je pense que le coté inutile et absurde constitue le charme des FM, je t’accordes qu’il y a des causes qui en ont fait un succès dans les villes monde. Je pense qu’il y a effectivement un désir et un besoin provoqués par une certaine frustration accentuée depuis les années 90.
Le désir est celui de la réappropriation de l’espace public. Ce n’est pas un phénomène nouveau au fait, beaucoup d’artistes et d’associations ont essayé de regagner un espace perdu en faveurs des entreprises, de l’État, des marques, de la publicité… C’est une facon d’affirmer (inconsciement p-e) que cet espace nous appartient, on peut en faire ce qu’on veut, même des trucs qui n’ont pas de sens, c’est notre droit le plus élémentaire. Et même si vous vous appelez McDo ou Toys’R’s, vous ne nous empecherez pas d’exercer notre droit à faire les fous.
Ce phénomène est à mon avis dans la lignée des casseurs de pubs, et des mouvements “reclaim the streets” (RTS) nés à Londres (http://www.reclaimthestreets.net). Je n’ai pas pu m’empecher de faire le rapprochement du mouvement RTS et des flash mobs. La technique est similaire, mais à plus grande échelle au niveau de RTS. Il s’agit pour un groupe de personnes de bloquer une rue dans la ville et d’y improviser une fete, en installant tout le matériel nécessaire, et en réalisant diverses activités artistiques… Il n’y a aucun message politique ladedans, juste l’affirmation que cet espace nous appartient, on se le réaproprie, et on fait la fete…
Houssein Ben-Ameur
Complément de lecture : http://ruedesmoutons.free.fr/espace%20public.html
“RTS tente de l’imprégner d’une vision alternative de la société, en organisant des fêtes de rues tout en bloquant la circulation afin d’ouvrir les rues et de ” respirer sans voiture “. Dans de nombreuses villes, les fêtes de rues ont concordé avec un autre mouvement international : Critical mass et ses promenades à vélo. Le concept est parti de San Francisco en 1997 est s’est étendu dans d’autres villes d’Amérique du Nord, en Europe et en Australie. Par la force de leur nombre, les cyclistes forment une masse imposante, obligeant les voitures à leur céder la voie. C’est peut-être en faisant un lien entre ces deux mouvements que la presse traditionnelle a interprété RTS comme “des protestations contre l’automobile “. Pour les adeptes de RTS, cette interprétation demeure simpliste: la voiture est un symbole - manifestation la plus visible de la disparition de l’espace communautaire.”
Et les écrits de Naomi Klein : http://www.nologo.org/
karl
Houssein, tu soulignes la différence à ce niveau, il y a un projet dans reclaimthestreet qui n’existe pas dans les moblogs.
André Breton quand il écrit le manifeste du surréalisme et qu’il définit les premieres possibilités d’écriture automatique s’est défini un projet artistique.
Derrière le FlashMob, il n’y a rien pas de combats, pas de projets artistiques, pas de valeurs, et d’idées. La foule a un pouvoir sur son environnement et un pouvoir sur l’individu qui fait partie de cette même foule. On peut faire accomplir des choses incroyables à une foule, des choses qui semblent complètement hors de logique. Ce serait d’autant plus habile de la part d’un organisateur, car juridiquement les personnes auront exercées leur libre arbitre. Les FlashMobs sont hautement manipulables, pour cela je ne dis pas qu’il ne faut pas prendre la rue, qu’il ne faut pas l’investir.
Bien au contraire, mais tant qu’à être manipulé, je préferre que ce soit pour une cause à laquelle j’adhère plutôt que de mettre mon libre arbitre à une personne et te laisser marionettiser, instrumentaliser, etc.
nicky
Lecture qui peut être complémentaire :
Jolipunk Archimondain de Camille de Toledo, même si l’écriture est un peu révolté, cynique et biaisé, il faut lire les parties : “Dandysme de masse” et “Liquéfaction de la société”. A la première lecture, j’étais plutôt amusé et pris cela sur le ton d’une fiction sociologique anticipatrice mais après reflexion et observation du phénomène flashmob, je ne peux que douter de l’aspect fictif (ou bien est-ce que l’anticipation était seulement juste …).
cyril
Assez d’accord avec Karl… Au fond, les Flash Mobs ne sont-ils pas l’expression d’un profond ennui ? Il n’y a plus d’idéaux, plus de nouveauté, plus d’envies personnelles… Alors on en vient à se réunir avec des inconnus, pendant quelques secondes, juste pour prouver qu’on existe ou que, malgré le caractère intrinséquement absurde de la chose, on peut “participer” à des “happenings” (faussement) nouveaux, et ensuite pouvoir dire “j’y étais”… Le plus amusant peut-être est que les flash mobs sont présentés comme une sorte de courant néo-rebelle, censé démontrer une opposition à l’ordre établi… Etrange paradoxe, s’agissant d’une manifestation où l’on doit faire ce qu’on nous dit de faire, où et quand on nous le dit ! L’idée des flash mobs m’a toujours parue à la fois amusante et absurde. Mais plus ça va et plus j’y vois une preuve (superflue, hélas) de la vacuité de notre monde…
Blah ? Touitter !