Postface à l’édition de 1995

Alors que le présent s’est fait passé et la présence absence, ce livre s’est imposé dans sa claire exigence. Ne pas garder solitairement ce legs, ne pas confiner dans quelque tiroir la parole au silence de feuillets déjà jaunissants. Dépositaire de circonstance, il me fallait partager ce bien précieux, fait de mots frémissants de l’être cher. Car les mots ne peuvent être retenus qu’au risque de les détruire.
C’est dans le froid décembre lorientais, au milieu de ceux que Marc avait marqués en leurs cœurs de son empreinte indélébile, que le devoir impérieux d’éditer ce recueil s’est fait sentir. J’ai voulu ce livre comme une modeste contribution au tendre édifice de la mémoire, comme un cadeau à ceux qui ont croisé, ne serait-ce qu’un instant, cet inoubliable regard. Je souhaite que chaque destinataire aura plaisir à retrouver au fil des pages une présence amicale, le souvenir d’un sourire, l’écho d’une sensibilité, la confidence d’une parole et parfois l’émotion de fulgurantes beautés.
Ceci n’est pas un cénotaphe, ce sont des mots vivants qui vous sont ici livrés, des mots où vibrent une conscience. Prenez en soin, accueillez-les. Prenez le temps de les découvrir, laissez-les vous parler. « Regardez chaque mot, il témoigne. Il n’est pas qu’empreinte d’une main en voyage. (…) Celui qui écrit est là tout entier car il a fait acte d’amour profond, pour avoir reconnu un monde offert, pour l’avoir accepté comme sien, pour avoir voulu l’offrir à son tour en partage. »
Dans ces fragments ici réunis se compose une image posthume ; ce n’est pas Marc dans toute son étendue, juste un reflet imparfait comme à la surface d’une flaque de la plage de Port Vril. Ses écrits ne sauraient le contenir.

Au moment où déjà les fragiles souvenirs se font marcescents et les photos imparfaites tragiquement menteuses, il nous reste la poésie d’un homme sensible. Voilà bien le privilège de l’écrivain que de pouvoir encore nous émouvoir de sa parole alors que la fatalité a définitivement ponctué sa biographie.

Je ne ferais pas ici son éloge, il n’était pas du genre à se laisser circonscrire, et quiconque l’a connu n’a pas besoin qu’on lui dise combien Marc sortait de l’ordinaire. Et les mots me fuient devant cet exercice vertigineux. Météore merveilleux, il étaient de ceux qui ne peuvent laisser indifférent, de ceux dont la rencontre vous transforme irrémédiablement. Oui, il vous offrait le monde en partage, quitte à vous en écorcher. Et il avait ce don magnifique de se faire aimer et de savoir ce qu’aimer veut dire.

Je pense, malgré mon regard chargé d’affection, que Marc avait un vrai talent, une voix unique. Cela rendait cette édition encore plus indispensable. Mais j’en abandonne l’exégèse à d’autres. Il m’était de toutes façons devenu impossible de garder ces écrits pour moi seul, de garder la parole captive par paresse ou lâcheté. Ces écrits que Marc, de son vivant, avait plaisir à partager avec ses proches, et qu’il m’advient aujourd’hui de vous faire partager dans toute leur étendue.

Partage, ce mot revient souvent. Il lui était cher. Il lui allait bien. Il le choisira comme titre à la dernière partie de son œuvre, qui accompagnait ce qu’il savait être l’ultime partie de sa vie.

Marc a toujours écrit, plus intensément à certaines périodes de sa vie, plus sporadiquement à d’autres. Les mots ont quotidiennement accompagné ses joies comme ses douleurs, ses doutes et ses découvertes. Il avait envisagé un moment de se faire publier, au début des années 80, puis n’avait pas insisté ; il n’écrivait pas pour la reconnaissance. Il écrivait pour lui et pour ceux qu’il aimait.

Marc était poète. La poèsie etait indissociable de sa vie, même quotidienne. Et cela participait à son charme ineffable.
Il avait pour référence Victor Segalen, et aussi : Stevenson, Giono, Saint-Exupéry. Qui voudra le suivre sur son dernier chemin lira René Leys et toute l’œuvre de Segalen, Le serpent d’étoiles de Giono, Le reflux de Stevenson et pourquoi pas le Billy Budd, marin de Melville.
L’été 1993, Marc écrit à nouveau des poèmes, confie au papier le désarroi de son cœur, le trouble de son existence.
Le 5 août, il commence sur un épais cahier relié, aux feuilles de papier brun, ce qu’il intitule aussitôt sur une page de garde Le partage. Il choisit sa plus belle plume pour y déposer Toi, le texte qu’il vient d’achever. Puis, avide de mots, il prend plaisir à feuilleter les poèmes qui ont jalonné sa vie, à rouvrir les dossiers écornés remplis de pages oubliées. Deux d’entres eux, des poèmes de jeunesse, retiennent son attention ; il les ajoute à la suite de Toi.
Le lendemain, l’idée lui vient de rassembler sur ce même cahier l’essentiel de son œuvre poétique. Dans le souci de ne pas mélanger le présent et le passé, de regrouper les poèmes en familles distinctes, il retourne le cahier et commence à sa fin la section En l’absence. Il lit, trie, écarte, retouche, et peu à peu la forme du recueil se dessine.
Ainsi, il réunit d’un côté du cahier le meilleur de ses œuvres antérieures, classées en diffèrentes sections, et garde l’autre (Le Partage) pour sa production à venir, sans plus jamais les mélanger comme il avait commencé à le faire. Entamer un cahier “par les deux bouts” ne lui était pas inhabituel, certains de ses carnets intimes en témoignent, mais ici, l’idée que le présent allait peut-être un jour, au gré des pages remplies, rencontrer le passé le faisait sourire.
Sachant l’échéance finale se rapprocher, il avait également la préoccupation de réunir ses poèmes dans une forme définitive. Recueil offert en partage, confident, support des songes, testament, tel était ce cahier brun.
Cette œuvre de rassemblement est inachevée. Ce qui explique qu’il ne figure qu’un seul poème sous le titre Chansons et Fantaisies. Marc avait réservé deux pages blanches à la fin de En l’absence et sept pages à la fin de Temps morts. On ne saura pas ce qu’elles devaient accueillir. Certains indices laissent à penser que Repos, Chien, Ta maison vide et Elle y pensait devaient s’insérer dans Temps morts.

Nous avons réuni tous les autres poèmes trouvés sous le titre Autres poésies et chansons, classés par ordre alphabétique. Certains n’auraient sans doute pas été choisis par l’auteur pour figurer dans son cahier brun. Mais dans le doute, et par soin d’exhausivité, nous n’avons fait aucun choix.

Marc était un artisan du mot, il n’hésitait pas à remettre de nombreuses fois son travail en cause. De telle façon qu’il peut exister jusqu’à dix versions différentes d’un même poème qui s’étalent sur une période de plus de vingt ans. Pour les poèmes réunis par l’auteur dans le cahier brun, nous avons repris de façon très stricte le texte qu’il avait pris soin d’établir. Pour les autres, nous avons à chaque fois déterminé la version la plus récente en reconstituant la chronologie des états successifs par l’étude des corrections et évolutions du texte. Ce choix systématique exclut tout jugement de valeur. Certains lecteurs, proches de Marc, pourront donc être en possession de versions qui diffèrent sensiblement de celles qui sont présentées ici.
Par ailleurs, Marc adoptait souvent des dispositions graphiques très particulières pour ses vers et il y tenait fermement (des notes sur des manuscrits, qu’il confiait à des tiers pour dactylographie, en témoignent). Nous avons donc autant que possible respecté cette volonté, même si cela est au mépris des usages de la typographie.

Les nouvelles ont été écrites au début des années 80 et l’auteur avait en projet, en 1994, de les réécrire entièrement afin de les rendre plus homogènes dans leur climat, et de donner plus de cohérence au personnage central. Il existe trois versions de chacune, une manuscrite et deux dactylographiées. Nous avons à chaque fois choisie celle qui paraissait la plus récente. Ces nouvelles s’inscrivaient dans un vaste projet de 26 nouvelles (Descriptions d’un monde clos) dont chacune aurait eu un titre commençant par une lettre différente de l’alphabet. Mises à part les huit nouvelles ici présentes, nous possédons une très courte ébauche d’une nouvelle intitulée Effraction qui conte un cambriolage dans la maison de l’extravagante Madame Irma Sanaga et dont le personnage principal, l’inspecteur Lino, est évoqué dans Conversations. Nous ne l’avons pas incluse dans la section Brouillons et fragments ; il est assez frustrant pour le lecteur de ne pas apprendre qui a volé les précieuses statuettes de Mme Sanaga et ce qu’il est advenu de l’inspecteur Lino…

Nous avons rassemblé dans la partie Brouillons et Fragments ce qui nous a semblé interressant parmi les nombreux brouillons (jusqu’au ticket de métro ou papier d’emballage utilisé dans l’urgence d’écrire) que Marc conservait. Bien sûr, tout choix est discutable… On y trouvera les ébauches de ses derniers poèmes à jamais inachevés (notamment Organiser les vides et Douce de cette lenteur).

Nous avons volontairement écarté de ce recueil, qui ne se veut pas une intégrale de l’œuvre, le roman L’homme de bois, les carnets intimes et les écrits de jeunesse — dont le contenu a souvent été repris dans des productions ultérieures. Nous nous sommes ainsi limité à publier que ce que l’auteur donnait à lire à ses proches dans les derniers temps de sa vie.

Je tiens à remercier Dominique Avry grâce à qui deux poèmes, dont Marc n’avait pas conservé de copie, sont ici présents.
Et qu’il me soit permis de dédier tout particulièrement cette édition à Daniel Perroud, le « joyeux anachorète », dont l’amicale et constante présence fut un bonheur autant pour Marc que pour moi, et aux parents de Marc qui, à l’image de leur fils, sont si merveilleusement humains, et qui subissent la plus dure des douleurs qui est celle de perdre un enfant.

Pour reprendre les mots de Marc, il a vécu sa longue maladie, la mort qui approche, comme un événement parmi d’autres, sans fuite ni mensonge. Peut-être a-t-elle juste ajouté une certaine intensité à sa vie, une certaine intransigeance face aux hypocrisies et faux-semblants qui font notre ordinaire.

Il est mort vers minuit, à son domicile, dans la nuit du 17 au 18 décembre 1994, à l’âge de trente-sept ans, épuisé par un malin virus, entouré de l’amour des siens, laissant des cœurs tragiquement orphelins.

Ses cendres furent remises à la mer, à la Pointe du Talut, au large de Groix.

Dans le soleil de l’hiver, il s’est effacé en paillettes d’or dans l’eau verte de l’océan.

« Telles grains de mica brillant, elles figureront le silence. »

Laurent Gloaguen, le 10 mai 1995.