Journal de bord

dimanche 17 février 2013

Auditions du Bounty

Daniel Cleveland

[3rd Mate Daniel Cleveland.]

Après le marathon #DirectAN, j’écoute maintenant les audiences publiques de la commission d’enquête sur le naufrage du Bounty, retransmises en direct, qui ont débuté mardi dernier à Portsmouth (Virginie).

Ces quatre premiers jours nous ont déjà révélé quelques informations. Comme le manque d’expérience de certains membres d’équipage. Hier, nous avons écouté Laura Groves, jeune femme de 29 ans, qui était le bosco du Bounty.

Pour ceux qui ne le savent pas, le bosco est l’un des postes les plus importants à bord d’un grand voilier. Il est indispensable à la bonne marche et à la sécurité du navire, et il est au centre de son fonctionnement, entre officiers et matelots.

Le bosco porte une double casquette : il est en premier lieu maître d’équipage, c’est lui qui gère et dirige les matelots et qui s’assure de la bonne exécution des manœuvres, et en second lieu, il est responsable de l’entretien courant du navire (hors machines qui sont le domaine du chef mécanicien). Un bon bosco doit être un excellent marin, un meneur d’hommes, un psychologue, un pédagogue, un expert en matelotage, et bien d’autres qualités sont attendues de lui. Et il doit connaître parfaitement, intimement, son navire — de la quille à la pomme du mât. Sur les petites unités, le bosco cumulera aussi les rôles de maître voilier et maître charpentier. Un bon ou un mauvais bosco peut faire toute la différence à bord, allant de la bonne ambiance dans l’équipage jusqu’à la bonne tenue du voilier, en passant par la sécurité des matelots lors des manœuvres, qu’il maîtrise généralement mieux que tout officier à bord. À mes yeux, il y a deux personnes vraiment capitales à bord, le bosco et le coq.

Je n’ai rien contre le fait que le poste de bosco soit attribué à une femme, même jeune. Mais le bagage de Laura Groves semble quand même un peu léger pour le poste : une année “ordinary seaman” (matelot), une année “able seaman” (matelot breveté) et une année “bosco”. Seulement deux saisons d’expérience à bord et déjà promue bosco… Sans compter que la totalité de son expérience maritime a été acquise à bord du Bounty. Elle n’a aucune expérience sur un autre grand voilier, ni même sur la moindre coque de bois. Dans toute sa vie, elle n’a connu qu’un bateau, qu’un capitaine, qu’une seule façon de voir et de faire. Cela paraît insuffisant ne serait-ce que pour faire un bon gabier. Alors bosco…

Le “third mate” (second lieutenant sur un navire français), Daniel Cleveland, 25 ans, que nous avons entendu le même jour, a un parcours maritime un peu plus long : ouvrier paysagiste, il a été embauché en 2008 comme “ordinary seaman” et 16 mois plus tard, il était nommé bosco. Encore plus rapide que Laura… Et c’est lui en tant que bosco “expérimenté” qui a formé Laura. Et comme Laura, il n’a aucune expérience sur d’autres voiliers.

Le premier jour, John Svendsen, “chief mate” (second capitaine sur un navire français), a confirmé que la coque prenait l’eau, qu’il fallait actionner les pompes une à deux fois par quart en conditions normales, et en permanence par mauvais temps. La veille du drame, il a observé deux fuites notables sur des bordés à bâbord. Il avait par ailleurs conseillé au capitaine Walbridge, afin de protéger le Bounty de la tempête à venir, d’aller s’amarrer plus en amont dans la rivière de New London plutôt que de rester au port ou prendre la mer. Le commandant en a décidé autrement, autorisant les membres d’équipage qui n’auraient pas confiance à débarquer, option qui ne fut choisie par aucun d’entre eux.

Le second jour, nous avons entendu Todd Kosakowski, le charpentier en chef de Boothbay Harbor Shipyards, chantier de réparation navale spécialisé dans les navires en bois où les dernières opérations de maintenance du Bounty ont été réalisées. Il a expliqué qu’il avait découvert à cette occasion (en remplaçant deux planches de vaigrage) des membrures et des gournables (chevilles) dont le bois pourrissait et qu’il pensait que les trois quarts des membrures au-dessus de la ligne de flottaison devaient être probablement en mauvais état. Il a dit aussi que le capitaine Robin Walbridge avait décliné la proposition de faire une inspection plus poussée de l’état des membrures. Mais le capitaine promettait de faire faire rapidement les réparations nécessaires, en tout cas avant la prochaine visite des Garde-Côtes. Inutile de préciser que ces révélations ont provoqué une certaine surprise parmi l’assistance et que la commission d’enquête allait s’intéresser désormais de près à l’état de la coque du Bounty.

Le troisième jour, Joe Jakomovicz, charpentier d’expérience, aujourd’hui retraité, qui a dirigé pendant 20 ans les chantiers de Boothbay Harbor et qui connaît bien le Bounty, a dit qu’il y avait une question plus globale que les membrures, membrures pourries dont il a en partie minimisé l’importance : selon lui, la quille était déformée et présentait un contre-arc (“hogging”), ce qui est le signe d’un navire fatigué. Une coque ainsi fatiguée “travaille” plus à la mer, et prend donc plus l’eau, et n’est ainsi plus en mesure d’affronter normalement le mauvais temps.

La journée devait révéler une autre anomalie, l’architecte naval David Wyman, qui supervisait les travaux sur le Bounty depuis 2001 était également l’inspecteur accrédité pour les assurances. Les travaux décidés par David Wyman étaient validés pour l’assureur par David Wyman lui-même. L’interrogatoire a révélé que la dernière inspection de Wyman, au chantier en octobre 2012, était superficielle et très incomplète. Il comptait la compléter “plus tard”… En outre, David Wyman était un ami de longue date du capitaine.

Hier, le quatrième jour, la bosco confirmait un fait brièvement apparu lors de la première journée, le calfatage était réalisé avec du DAP 33, un mastic pour vitres vendu chez Home Dépôt, un produit en aucun cas agréé pour ce genre d’usage maritime.

Le calfatage vise à étanchéifier le joint entre les planches de bordé de coque ou de pont. Le calfatage traditionnel consiste à enfoncer dans la fente du joint du fil de caret, puis de l’étoupe, et enfin de recouvrir d’une coulée de brai chauffé (un genre de goudron).

Lorsque le brai commence à partir et que l’étoupe commence à sortir, ou lorsque l’on a repéré une infiltration d’eau, il est temps de réparer le joint. Les restes d’étoupe et de brai sont enlevés sur une section à l’aide d’un crochet en fer, le bec de corbin. Et l’on regarnit la couture.

Le brai chaud est délicat à manipuler, et travailler proprement demande un certain savoir-faire. Beaucoup préfèrent aujourd’hui les élastomères qui s’appliquent à froid et restent plus longtemps souples. Ils sont plus durables et supportent mieux les températures extrêmes. Notamment, ils ne fondent pas, ce qui est très appréciable sur un pont exposé au soleil.

On utilise aussi, surtout en plaisance, du mastic souple qui est vendu en cordons fins, prêts à patarasser dans la couture. Ce mastic vendu par les shipchandlers a la propriété de ne pas durcir dans le temps.

Kevin Carroll

[Commander Kevin Carroll.]

Daniel Cleveland (Bounty) : “Nous utilisions du DAP, qui est un produit Home Depot.”

CDR Kevin Carroll (USGC) : “Sous la ligne de flottaison ?”

Cleveland : “Je trouvais que le DAP marchait très bien sous la ligne de flottaison.”

Carroll : “Qui choisissait les produits ?”

Cleveland : “Le capitaine Walbridge.”

Laura Groves (Bounty) : “On utilisait du polyuréthane NP1 sur tribord et du DAP sur bâbord.”

CDR Kevin Carroll (USGC) : “Pourquoi pas juste un produit ?”

Groves : “C’était une expérimentation. Daniel [Cleveland] avait essayé le NP1 à un endroit en 2011 et il avait vu que ça marchait bien, alors nous avons eu l’autorisation de Robin [Walbridge] de tester sur tout le tribord.”

Pourquoi le Bounty utilisait ces produits ? Parce qu’ils coûtent jusqu’à dix fois moins cher que leurs équivalents spécialisés marine, vendus par les shipchandlers.

Le calfatage n’est certainement pas la cause du naufrage. Même avec le meilleur calfatage, une coque de bois qui travaille trop, parce que son ossature est fatiguée, prend inévitablement l’eau. Et des bordés, membrures et gournables pourrissantes n’améliorent certainement pas le résultat… Mais cette histoire de joints résume bien la culture du bord : tout devait être fait à l’économie la plus stricte.

Reste à la fin de ce quatrième jour d’auditions l’image d’un voilier fatigué, qui aurait nécessité de sérieuses réparations, mené par un équipage jeune et enthousiaste, mais dont le périmètre de l’expérience était parfois des plus restreints.

Les auditions reprennent lundi.

1. Le 17 février 2013,
Laurent

Votre réflexion me donne l’impression que la volonté de faire des économies à tout prix, tout en voulant donner l’impression que le navire fonctionne correctement, a été la cause de l’embauche de ces deux personnes peu expérimentées. Néanmoins, il faudrait avoir accès aux fiches de paie, afin de confirmer et d’une manière plus générale, il est trop facile de se prononcer sans avoir tous les éléments en main. Affaire à suivre.

2. Le 17 février 2013,
Laurent Gloaguen

Je ne pense pas que les salaires soient une donnée très pertinente. On ne va pas travailler sur ce genre de navire pour l’argent, mais par passion.

Tous les postes à bord d’un grand voilier civil sont mal payés, voire bénévoles, y compris pour les officiers. La compétence ne se mesure pas à la rémunération.

Ce n’est pas parce qu’un médecin travaillant dans l’humanitaire serait peu payé qu’il serait forcément mauvais, et même souvent, bien au contraire, c’est une affaire de vocation.

3. Le 18 février 2013,
Christophe D.

Je me souviens de Vagabond des mers du Sud dans lequel Moitessier raconte comment il réussissait à calfater sous l’eau, avec du coton, en observant le mouvement de ses cheveux longs (attirés par l’appel d’eau de la fuite) pour localiser avec précision le joint à réparer.

Blah ? Touitter !