Journal de bord

Yogi > Où ai-je insulté quelqu’un ? Lorsqu’on applaudit la mort d’un handicapé comme “acte d’humanité”, lorsqu’on juge qu’il est “mort dans la dignité”, on juge in fine de façon défavorable les choix différents. Que pourrait ressentir un sourd-aveugle lorsque devant lui on trouve très bien d’avoir fui dans la mort ce handicap ?…

Yogi > Vous présupposez beaucoup de choses de ma part… Certes, je suis catholique pratiquant mais ce n’est pas en tant que croyant que je réagis. C’est avant tout en tant que sourd que je suis en colère.

Oui, je suis sourd profond de naissance et j’ai dû me battre pour avoir une scolarité “comme tout le monde”, j’a dû me battre pour avoir une vie professionnelle et sociale “comme tout le monde”. Aujourd’hui encore, je dois me battre, dépenser une énergie considérable pour pouvoir suivre la conversation lors de sorties à plusieurs avec des entendants (capturer les phrases qui fusent dans tous les sens). Plusieurs fois, j’ai eu la tentation de renoncer, de n’être qu’avec des sourds ou pire d’avoir une vie asociale. Mais je n’ai jamais baissé les bras car je voulais toujours aller de l’avant, conquérir chaque pas : se passer de plus en plus de la lecture labiale, sentir mieux le message que veulent transmettre les musiciens, pouvoir parler sans faire peur aux gens qui ne nous connaissent pas. Chaque pas était coûteux en énergie et en souffrance ( ne serait-que parce qu’on se heurtait sans cesse à nos propres limites qu’il fallait repousser) mais je ne regrette jamais le combat que j’ai dû engager pour chacun de ces points.

Aujourd’hui, j’envisage d’apprendre à jouer d’un instrument. Etant sourd de naissance, je n’aurai jamais de “vraie” mémoire auditive indispensable pour pouvoir comparer un morceau que j’exécuterais ici et maintenant avec la même partition entendue auparavant. Et malgré les progrès de la technologie, je n’entendrai jamais la musique aussi finement que vous, je ne pourrai que percevoir que les grandes lignes. Si j’apprends à jouer, mon niveau d’exécution se heurtera sans doute très vite à un plafond. Mais j’ai envie d’apprendre à jouer de la musique et je vais m’y lancer…

Ma vie est donc un combat en ce sens que je n’ai jamais voulu me complaire dans mon handicap, mais toujours avancer. Et c’est le cas pour tous les autres handicapés qui doivent se battre pour vivre dans une société ajustée pour les valides, changer le regard des autres et surtout leurs propres regards vis-à-vis d’eux-même.

En tant que sourd qui n’est pas aveugle, j’ai toujours considéré la cécité avec un mélange d’effroi et de fascination. J’ai appris à m’appuyer sur les autres sens, surtout la vue, pour compenser mon handicap. Si je devenais aveugle, comment réagirais-je ? Sans doute très mal au débout mais je me lèverai, je voudrai me lever pour me battre à nouveau, conquérir chaque pas pour vivre. Heureusement, je connais assez de sourds-aveugles de naissance pour savoir qu’on peut se battre et vivre tout simplement.

Donc me dire que j’insulte les sourds-aveugles et les jumeaux est profondément… risible. Réfléchissez ! Lorsque vous faites l’éloge de cet euthanasie devant quelqu’un qui se bat pour vaincre jour après jour les obstacles que suscite son handicap, vous lui dites au fond qu’il vaudrait mieux se coucher…. Ne pouvez-vous comprendre combien l’atrocité du message que vous envoyez ?

Une dernière chose. Vous dites admirer les sourds-aveugles pour leur ténacité. Je ne vous connais pas, je ne sais pas si vous êtes “valide” ou non, si vous avez des amis handicapés. Cependant, j’ai remarqué dans ma vie que ceux qui m’ont le plus aidé ne sont pas ceux qui m’ont fait part de leur admiration. Ce sont ceux qui m’ont donné des coups de pied lorsque je me complaisais dans mon handicap, lorsque je tournais en rond etc.Ce sont eux qui m’ont poussé à avancer qui m’ont vraiment aidé. L’admiration est le luxe du spectateur.