“Miscellanées”

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France Télécom, le malaise

Agence France Telecom - Photo Ambrosiana Pictures (G).

Suite à la série de suicides ou de tentatives de suicides qui a récemment touché des salariés de France Télécom, vous trouverez ci-après le témoignage d’un cadre de l’entreprise. Il souhaite garder l’anonymat. (Les hyperliens sont de mon fait.)

“J’ai fait grève”

Je fais partie de ces gens recrutés par France Télécom depuis sa privatisation, je ne suis donc pas fonctionnaire : je suis, comme on dit ici, Cadre Exécutif Autonome (ça veut dire qu’on est des grands garçons qui savent se gérer).

Mon service est bien à l’abri des feux de l’actualité. Pas de suicides chez nous, pas de tensions : un service central en région parisienne, de ceux qui vous donnent l’impression qu’ils seront là toute votre vie ; on se croirait encore au Ministère des Postes et Télécommunications.

Ça fait de très nombreuses années que je regarde les syndicats s’agiter sans trop comprendre. Tout le monde sait que le jeu des syndicats est d’être suffisamment bruyants pour qu’on les croie un contre-pouvoir, eux qui ne sont souvent qu’un moyen de promotion sociale détournée. Encore une fois, je viens du privé, et nous n’avons pas cette culture.

Mais ces derniers temps, les signaux se sont multipliés, la fréquence des grèves a augmenté, et de l’intérieur nous avons entendu les histoires incroyables de nos collègues.

Prenons le cas typique : fonctionnaire embauché par France Télécom depuis plus de vingt ans, vous avez à coeur de remplir votre mission de Service Public dans son acception la plus forte : rendre service au public au sens large, donner la chance extraordinaire à tous les Français de pouvoir communiquer, rester en contact avec leur famille et leurs amis, où qu’ils soient. Vous êtes dans un centre d’appel (mais à l’époque dont je vous parle, on dit encore « Les dérangements »), et vous n’avez de cesse de débrouiller les situations difficiles, d’envoyer des dépanneurs sur place, bref de faire purement et simplement du Service Public.

Et puis un jour Michel Bon s’en va, et avec lui les habitudes du passé. Arrive Thierry Breton, capitaliste convaincu, resté dans l’histoire pour avoir humilié les salariés de Thomson (entreprise qui ne valait plus selon lui que « le franc symbolique »). Il enclenche à marche forcée la privatisation de France Télécom, l’oeil braqué sur le baromètre européen qui fait croire que concurrence égale privatisation. Au passage, quel besoin de concurrence pour un service qui fonctionne bien ? Voilà un de ces mystères que je n’ai jamais éclaircis. Jolie preuve que ce n’est plus la masse salariale qui fait la richesse d’une entreprise : le jour de sa nomination, l’action France Télécom fait un bond en avant. Il faut dire que lui ne s’engage pas à ne pas faire de plans sociaux comme son prédécesseur.

Thierry Breton est suivi quelques années plus tard par Didier Lombard, avec la même approche capitaliste-simpliste : stressons les employés, et quand ils seront fatigués, ils s’en iront de même, remplacés par des petits jeunes moins chers et plus zélés (si les Américains le font, c’est que c’est bien, non ?).

Entre-temps, dans votre nouvellement nommé « Centre d’appel », vous découvrez que si vous restez plus de trois minutes au téléphone, une lumière rouge s’allume : vous risquez de vous faire gronder par votre responsable (on dit manager, maintenant, c’est plus chic) si vous parlez trop longtemps avec le client. Inconsciemment, vous prenez comme un désaveu votre goût du travail bien fait et du service rendu. Si au passage vous avez réussi à refourguer à votre client un « service » payant, la belle affaire !

Les suicides s’accumulent, les petits mots qui circulent dans l’entreprise, sous le manteau, de collègue à collègue, montrent bien que la situation n’est plus du tout brillante en bout de chaîne, là où justement il faudrait des vendeurs et des dépanneurs motivés et heureux : c’est là qu’est la force d’une entreprise grand public.

Après un petit « bon mot » qui restera peut-être dans les mémoires (« la mode du suicide »), Didier Lombard se reprend lamentablement : en fait il pensait à « mood », l’humeur en anglais. Sommes-nous bêtes, qui doutions de sa philanthropie.

Dans la même semaine, il « démissionne » son numéro deux, Louis-Pierre Wenes, zélé destructeur du tissu social dans l’entreprise, au nom d’une plus grande souplesse et réactivité. Une grosse réorganisation suit l’autre au pas de course, ce qui n’était pas fait pour rassurer les salariés sur la vision de ses dirigeants : à ce titre là, c’est plutôt de la navigation à vue que de la planification. Des projets de développement de services web arrêtés à quelques jours de leur mise en ligne alors que tout était prêt, des centres d’appels fermés, des gens qui doivent apprendre un nouveau métier tous les six mois sans formation…

Vous me direz qu’ils manquent de réactivité, ces gens-là ? On en reparle quand on aura cinquante ans et plus, et qu’on aura perdu notre adaptabilité. Et avant de vous moquer, ça vous est arrivé, à vous, de changer radicalement de métier tous les six mois ? Ce n’est pas une mince affaire.

La démission de Louis-Pierre Wenes est saluée par la presse comme ce qu’elle est, un cache-misère : poliment, la radio parle « d’effet-fusible ».

Didier Lombard se ressaisit : il nomme un chargé de mission pour enquêter sur le mal-être de ses salariés. Pratique, un fusible de plus au cas où les choses tournent mal.

On me disait il y a peu que la démographie des suicides chez France Télécom est la même que dans la population française en général. Peut-être, mais il faudrait compter uniquement les salariés du « bout de chaîne », et là le taux de suicide sera tout de suite plus important (je le répète, les cadres des services centraux sont bien plus tranquilles… pour l’instant ?).

Les autres grandes entreprises ? Pas mieux : tel fabriquant de pneus a vu pendant un temps une chute dans les escaliers par semaine. Tel fabriquant de voitures a vu son technocentre faire la une de la presse il n’y a pas longtemps.

Le 7 octobre dernier, un mouvement de grève intersyndical et interentreprises est lancé. Le mot d’ordre ? « Pour travailler dans des conditions décentes ».

Je n’avais jamais fait grève depuis que je travaille dans le privé, mais il est temps que nous montrions notre solidarité avec ceux qui souffrent (parce que oui, on peut souffrir sans être affamé en plein désert, tenez les trolls en laisse). J’ai fait grève, et avec d’autres collègues cadres, comme moi très peu coutumiers de cette pratique.

Il faut sortir des cache-misère et des fusibles : une gestion raisonnée des salariés permettrait sans doute à cette compagnie de continuer à faire la différence avec ses concurrents. Si vous y étiez client, à l’origine, c’est aussi parce que les Dérangements étaient zélés et ne voulaient pas vous laisser dans l’ennui (mais « Dérangements », ce n’est pas vendeur : les renommer, c’est la méthode Coué idéale pour oublier que tout ne marche pas tout le temps). La vraie richesse de cette entreprise, c’est sa compétence et ses salariés, pas une valeur boursière ridiculement fluctuante à chaque annonce de ses dirigeants.

1. Le 14 octobre 2009,
Macsym

Très beau témoignage. Clair et bien écris qui plus est.

La situation semble effectivement bien moins caricaturale service-public-glandouille-il-faut-les-recadrer que les dirigeants de France Télécom laissaient penser dans leurs diverses interventions presse/radio.

Et oui la question est de savoir si concurrence va de pair avec meilleur service / meilleur prix car le constat des télécoms à ce niveau est pitoyable (pas du coté employés je m’entends) :

  • Conditions de travail pour les employés en recul net avec les conséquences évoquées dans ce billet
  • Service pour l’utilisateur final en recul également (toujours évoqué dans ce billet) ainsi que l’intervention finale (dépanneurs)

Et niveau prix ?

  • L’acharnement d’Orange à vous proposer un service payant là où un gratuit vous allait parfaitement au préalable (soyons honnêtes combien de fois Orange vous appelle pour vous demander si vous êtes satisfait du service et si vous ne voulez pas monter la barre un peu au-dessus pour 3 textos de plus par moi ? Trop à mon goût…)
  • Une anti-conccurrence/alignement sur les prix avec les autres opérateurs depuis presque plus d’une décennie maintenant, les prix les plus élevés européens en termes de forfait, et une barrière à l’entrée/lobbying intensif pour une quatrième licence pour Free capable de proposer le véritable forfait innovant/audacieux qui fera bouger les autres.

Alors franchement non je ne vois aucune raison à première vue comme indiqué dans ce billet qui justifie ce management honteux au profit de ce capitalisme absurde et abstrait au possible.

2. Le 14 octobre 2009,
vicnent

C’est Alain Juppé qui avait indiqué en 1996 que «Thomson ne vaut rien, Thomson vaut 14 milliards de dettes, tout juste un franc symbolique ! »

3. Le 14 octobre 2009,
Oum

Bonjour,

Je ne suis pas salarié de France Telecom, et pourtant je travaille au 700, le service client Orange Mobile. Je suis dans ce que FT appelle pudiquement un “Centre Externe”, un prestataire. Car il ne faut pas non plus oublier que FT use de nombreux prestataires pour traiter les importants flux d’appels de ses clients, en France et à l’étranger.

De plus en plus, de service client nous n’avons que le nom. Pressés pour avoir des durées de communication courtes, des discours formatés, et pour vendre, le motif d’appel du client passe souvent à la trappe… La satisfaction du client dans tout ça ? Une simple phrase en fin d’appel, je suppose que c’est sensé donner bonne conscience à nos cadres…

On ne nous entend pas, la presse ne parle pas de nous. Pourquoi ? C’est assez simple : en majorité nous sommes jeunes, sous-diplomés, malléables à souhait, souvent en contrats précaires (intérim, CDD, …), et nos représentants syndicaux faibles.

Nous aimerions pouvoir faire grève en même temps que nos “collègues” de France Telecom… malheureusement pendant que ceux-ci font valoir leurs revendications, il faut quelqu’un pour assurer un service minimum au client. Pas le choix, si nous ne le faisons pas, d’autres le ferons.

Malgré tout nous vous soutenons, car nous avons espoir que les changements au sein de FT se répercuterons chez les prestataires… c’est sans doute vain et illusoire, mais on y croit.

4. Le 14 octobre 2009,
Tom Roud

“Au passage, quel besoin de concurrence pour un service qui fonctionne bien ? Voilà un de ces mystères que je n’ai jamais éclaircis.”

Moi non plus, mais on me toujours dit que la concurrence et la privatisation ont “fait beaucoup de bien” aux telecoms en France. Méthode Coué ?

5. Le 14 octobre 2009,
Bob Marcel

Il n’y a qu’a nommer Jean Sarkozy à la tête de FT. Après tout il a de l’experience dans les télécoms puisqu’il dispose d’un forfait Orange depuis 10 ans.

Je croyais que c’était Juppé qui avait dit que Thomson valait pas un franc, et qui plus et voulait le refourguer à Daewoo qui valait pourtant encore moins car aurait été déclaré en faillite à l’époque si on lui avait appliqué les critères comptables occidentaux.

Sinon je voulais du cul mais des cadres qui font grève c’est bien aussi (mais moins quand même).

6. Le 15 octobre 2009,
Esurnir

@Tom Roud: Si tu veux du monopole dans les télécoms je te conseille d’aller sur cette page web: http://www.bigpond.com/internet/plans/adsl/plans-and-offers/ Ca c’est des offres habituelles locale, je te conseille de regarder attentivement les “monthly allowance” c’est à dire le nombre de Go que tu peux télécharger par mois.

Le coupable est tout désigné par les ISPs locaux : Telstra qui possède le monopole des fibres optiques inter continental. Nos ISPs françaises ont été libérés de la contraintes d’avoir a payer une rente a France Télécom avec le dégroupage total et encore cela ne concernait que l’ADSL. Aujourd’hui en Australie les isps locaux reportent sur leur usager ce que Telstra leur demande pour communication intercontinental. Et ayant le monopoles ils peuvent faire -ce qu’il souhaite- niveaux développement. Si France Télécom n’avait pas été court circuité, le web 2.0 serait nommé le Minitel 2.0.

7. Le 15 octobre 2009,
Tom Roud

“Si tu veux du monopole dans les télécoms “

Pas besoin d’aller en Australie, le monopole dans les telecom, je connais bien, j’habite dans l’Upper East Side à Manhattan, royaume des monopôles privés locaux, où il n’est pas possible d’avoir l’ADSL parce que les lignes sont trop vieilles et que Verizon n’a pas l’air d’avoir envie de les rénover (on se demande pourquoi). Voir par exemple là : http://www.wired.com/epicenter/2009/05/how-to-solve-the-us-broadband-quagmire/

Le problème fondamental ici, c’est qu’il y a d’énormes dépenses d’investissement à faire; l’avantage d’avoir des monopôles publics c’est qu’au moins les pouvoirs publics peuvent faire le choix politique d’investir. Les telecom sont un monopole naturel comme cette histoire de fibre optique en Australie l’illustre assez bien; aux US, le monopôle d’ATT a été brisé dans les années 80 pour mieux se reconstruire depuis.

Sur le Web2.0 vs Minitel2.0, et bien, ma foi, si l’internet mondial marchait aussi bien que l’internet aux US, on en serait probablement toujours au Web 0.1, donc le minitel 2.0, ce ne serait pas si mal.

Blah ?