Journal de bord

mardi 28 août 2012

Scolarius, un outil stupide

La société montréalaise Influence Communication se fait mousser avec un outil maison nommé Scolarius, censé analyser la lisibilité d’un texte et permettre “de savoir si le niveau de difficulté de son texte correspond au niveau de compréhension de la clientèle visée”. Ce qui est faux.

Le problème, c’est que cet outil ne fait visiblement aucune tentative d’analyse sémantique, mais juste statistique : il “analyse le niveau de difficulté d’un texte en fonction de la longueur des mots, des phrases et des paragraphes”, ce qui est pour le moins simpliste. Il ne permet donc en aucun cas de juger du niveau requis pour comprendre un texte.

Démontrons immédiatement les limites de Scolarius : j’ai soumis trois paragraphes d’un texte à propos de la conférence de Martin Heidegger intitulée “Que veut dire penser ?”. (Dans mon esprit, “texte difficile à comprendre” m’a immédiatement amené à taper Heidegger dans Google, allez savoir pourquoi…).

Le texte :

Que veut dire présence ? Le mot « présence », qui apparaît ici, est interprété de deux manières : suivant la tradition métaphysique ou bien dans son sens heideggerien dit originel. Pour Heidegger, « Être (Sein) veut dire présence (Anwesen). » Sous la conception métaphysique, la présence a été comprise d’une toute autre façon que dans son sens originel. Elle a été vue comme permanence comme présent. C’est pour cela que Heidegger fait tout de suite mention d’un mystère, parce que la présence n’est pas pensée en propre, c’est-à-dire en fonction du temps, de la durée, mais comme présent figé. Heidegger ajoute que « le présent qui domine dans la présence » (métaphysique) « est un caractère du temps. Mais son être ne se laissera jamais saisir par le concept traditionnel de temps. » Il s’agit ici d’un temps compris dans la perspective de la métaphysique, caractérisé par le permanent. Ce qui est différent d’un temps compris comme durée, qui permet l’être, (alors que la métaphysique reste dans l’étant) qui lui-même permet une pensée originelle.

À l’inverse de la conception traditionnelle, Heidegger pense donc l’être en tant que présence, et ceci est permis grâce au temps. C’est la thèse de Être et Temps. Une phrase du texte de « Temps et Être » peut nous éclairer : « […] mais le temps passant constamment, il demeure en tant que temps. Demeurer signifie : ne-pass’évanouir, donc : avancée vers l’être », c’est-à-dire présence : Anwesen. À la fin de la conférence, Heidegger donne quelques indications sur le temps comme présence originelle. Mais ceci reste impensé. « Aussi longtemps que nous ne considérons pas en quoi l’être de l’étant repose, [alors] il apparaît comme présence » et donc nous ne pensons pas encore, c’est-à-dire que nous ne pensons pas l’être dans son origine, avec le temps. C’est pourquoi Heidegger demande « qu’appelle-t-on penser ? », parce que cette Autre pensée n’est pas encore venue et que la pensée originelle n’est pas advenue. Heidegger ouvre donc la fin de sa conférence en direction de « Temps et être », car approcher l’être entendu comme temps-durée est une première marche vers la pensée originelle. L’enjeu de « Temps et être » s’inscrit donc complètement dans la problématique de « Que veut dire penser ? » qui questionne la pensée elle-même.

Cette conférence nous a donc apporté une réflexion sur la pensée, motivée au départ par le fait qu’elle ne se pense pas elle-même et ne pense donc pas non plus l’être. C’est pour cela qu’elle donne à penser. Au fond de la question « Que veut-dire penser ? », surgissent des questionnements fondamentaux pour la philosophie de Heidegger, sur l’être et l’essence de l’homme. D’où la pertinence de cette question et la richesse de cette conférence. Mais surtout, la question « qu’appelle-t-on penser ? » nous conduit à l’Ereignis, l’avènement de l’être. En effet, la question demandait : « qu’est-ce qui nous permet de penser ? », c’est-à-dire quelles sont les conditions et quelle est l’origine de la pensée. De par le lien ontologique fondamental entre homme, penser et être, nous avons vu qu’il est indispensable de considérer cette possibilité de penser en fonction de l’Ereignis. De plus, la question demandait « qu’est-ce que penser ? ». D’après l’étude de cette conférence, la pensée est indissociable de l’être, en tant qu’historique ou envoi destinal. Ainsi, la conférence nous amène dans un chemin méditatif jusqu’à l’impensé, c’est-à-dire l’Ereignis. Il est donc la clé de la pensée, parce qu’il est la condition de possibilité, l’origine, en même temps que ce qui nous porte à penser et ce qui est à penser.

Phares, volume 4, été 2004, Emmanuelle Gruber : “La conférence « Que veut dire penser ? » de Heidegger”.

Vous trouvez ça lisible ? Vous avez tout compris ? Bien… Je suis fier de vous.

Le résultat Scolarius :

resultat-scolarius-2012.jpg

Voilà, si vous avez entre 12 et 16 ans et êtes scolarisé, vous êtes censé avoir “le niveau de compréhension” requis.

Or, vous conviendrez aisément avec moi que ce texte est autant illisible qu’inintelligible par au moins 95% de la population.

Que Scolarius soit un outil stupide, c’est-à-dire dénué d’analyse intelligente, sans avertir de ses limitations, passe encore… mais qu’on l’utilise comme dans le Journal de Montréal sous la plume d’une salariée de l’entreprise Influence Communication, Caroline Roy, pour attribuer un “prix citron” aux communiqués de presse du parti Option nationale, on est de plain-pied dans l’imposture intellectuelle.

Pour une société qui se targue de faire de l”étude quali” en matière de communication, il me semble fort regrettable d’analyser lisibilité et intelligibilité avec un outil aussi primaire, et d’en tirer des conclusions aussi définitives sur la communication politique.

Vous pouvez maintenant aller lire le communiqué d’Option nationale qui a fait péter le score de Scolarius (499 !) : “Dévoilement de la plateforme économique d’Option nationale”.

1. Le 28 août 2012,
Karl, La Grange

Et le texte de Caroline Roy à travers l’analyseur cela donne quoi ?

2. Le 28 août 2012,
Laurent Gloaguen

Ça donne “133 collégial”.

3. Le 28 août 2012,
Sam

Si on remplace les point-virgules par des points à la fin de chaque item de liste, la note tombe à 216. Il faut donc en conclure que l’emploi correct des règles de typographie française est un obstacle à la lisibilité…

4. Le 28 août 2012,
Laurent Gloaguen

Donc, Scolarius prend l’énumération en forme de liste pour une phrase de 222 mots… D’où le score de 499 sur une échelle de 50 à 199 et +.

Encore plus débile que je ne pensais.

5. Le 28 août 2012,
Laurent Gloaguen

Après quelques tests, et en enlevant le “bogue point-virgule”, l’algorythme de Scolarius me semble calqué sur celui du “Gunning Fog Index”.

Vous pouvez utiliser le vieil utilitaire *nix ‘Style’.

Version Web.

6. Le 28 août 2012,
Yaume

En même temps, il n’y a pas beaucoup de mots compliqués dans ce texte, je vois “ontologique” et “destinal” comme mots qui pourraient poser problème à un lycéen (+ les 3 mots en allemand) en rajoutant “métaphysique” pour les collégiens. Le problème vient de l’enchainement particulier des mots et je en suis pas sûr qu’on puisse exprimer une condition qui puisse caractériser un texte composé de mots (relativement) simples mais incompréhensible (parce que je dois bien l’avouer, j’ai rien compris :D)

7. Le 28 août 2012,
Denys

Mais ça marche très bien, ce truc. J’ai immédiatement soumis un extrait quelconque de DirtyDenys, et j’ai obtenu 259. C’est un score qui me semble correct.

8. Le 28 août 2012,
Blip

Je pense que le « collégial » doit être interprété au sens québécois (voir aussi cégep). C’est une formation postsecondaire (professionnelle ou pré-universitaire), facultative, suivie généralement par des étudiants de 17 ans ou plus.

9. Le 28 août 2012,
Laurent Gloaguen

@Blip : et ?

10. Le 28 août 2012,
Blip

Et je trouve « si vous avez entre 12 et 16 ans et êtes scolarisé » un peu exagéré, j’aurais plus dit « 17 et 20 ans ». M’enfin j’ai rien capté au texte, en tout cas.

11. Le 28 août 2012,
Laurent Gloaguen

@Blip : vous avez mal lu, le niveau du texte sur Heidegger est selon Scolarius “105, secondaire”. Le secondaire dure 5 années et débute normalement à 12 ans.

12. Le 29 août 2012,
Blip

En effet, j’ai mal lu, j’étais resté sur « le texte que vous lisez présentement […] a obtenu 127 (collégial) ».

13. Le 6 septembre 2012,
XV

C’est rigolo, j’ai eu un texte (critique de la raison pure) de Kant en Philo au Bac. J’ai “lu” le livre et je me demande toujours si le prof c’est moqué de nous.

Blah ? Touitter !