Lettre de Jean-François Hamel, professeur au département d’études littéraires de l’UQÀM, via Samuel Mercier.
Chères étudiantes,
Chers étudiants,
Il y a presque deux mois que je ne vous ai pas écrit, une éternité en somme. Si je ne devais pas veiller sur le sommeil de mon fils ce soir, je serais dans la rue pour manifester ma colère. Faute de quoi, je me décide enfin à reprendre le fil de nos échanges.
Depuis des semaines, j’admire la force et la rigueur du mouvement étudiant, qui est parvenu non seulement à faire entendre un refus catégorique de la hausse des frais de scolarité, mais aussi une critique argumentée et précise de la destruction néolibérale de nos institutions publiques. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai vu mes convictions politiques prendre corps dans les rues, prendre voix dans l’espace public, à une échelle que je croyais jusqu’ici inimaginable. Tout à coup, il y avait de la politique, c’est-à-dire des ennemis et des amis, et non seulement la gestion consensuelle des affaires quotidiennes. Tout à coup, il y avait de la démocratie, c’est-à-dire des gens qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas, et non seulement des experts qui imposent des décisions au nom des prétendues nécessités de l’économie. C’est la grandeur de ce mouvement que de donner espoir, au-delà de sa propre cause.
Aujourd’hui, à Santiago au Chili, il y avait des dizaines de milliers d’étudiants qui manifestaient dans les rues. Selon le New York Times, c’est dans ce pays que les frais de scolarité sont proportionnellement les plus élevés au monde, soit 3 400 dollars par années pour un salaire moyen annuel de 8 500 dollars. Le combat des étudiants chiliens, qui recoupe très largement les revendications de la CLASSE, a commencé il y a plus d’un an, et il leur faudra encore des mois pour ouvrir une brèche dans la privatisation massive des institutions publiques entreprises sous la dictature de Pinochet. Je ne souhaite évidemment pas que la grève des étudiants québécois dure aussi longtemps. Mais avec la décision de la ministre de l’Éducation de suspendre unilatéralement les négociations (car c’est bien le sens de l’exclusion de la CLASSE), mes derniers espoirs se sont évanouis. J’ai le sentiment que votre lutte ne fait que commencer. Il vous faudra entretenir votre colère, qui est la mère de toutes les émotions politiques.
J’espère que vous continuerez jusqu’à la victoire, si vous me permettez ce langage militaire. Bien sûr, il vous appartient de juger de l’état de la situation, d’identifier au fur et à mesure les actions à entreprendre et de débattre franchement des risques que vous êtes prêts à assumer collectivement. Mais sachez que, quelles que soient vos décisions, que la grève dure encore quelques jours ou des semaines, j’en serai solidaire, comme la très vaste majorité des collègues du Département d’études littéraires. Surtout soyez assurés que nous veillerons tous, peu importe le moment du retour en classe, à trouver des arrangements pour que personne ne soit indûment pénalisé. La grève que vous menez est essentielle pour préserver l’accessibilité à l’éducation, mais aussi pour assurer la survie de l’université telle que nous la connaissons. Nous aurions tort de ne pas vous apporter notre soutien.
Il ne faut surtout pas baisser les armes, malgré les nouvelles désastreuses du jour.
Faites-moi signe au besoin, il va sans dire.
Amitiés solidaires,
Jean-François.
La police au service de la politique :
On parle des étudiants comme s’ils était tous des casseurs, mais comment recevoir la volte-face policière d’hier soir après cette manifestation menée dans le centre-ville montréalais dans un appréciable calme? Une autre couche de provocation, rien de moins. On parlera seulement des excès des jeunes, mais la marche d’hier a été perturbée par la police sans qu’on n’y comprenne rien. Jusqu’à l’assaut des troupes policières, tout se passait bien.
Cette confusion entretenue de manière volontaire, où l’on tronque une portion de la réalité au gré des humeurs officielles, ne peut plus durer. La vraie ambiguïté est du côté du gouvernement, dont on peine à comprendre la stratégie. Tout cela mènera-t-il à des élections ? Si oui, qu’on le dise clairement !
Les leaders étudiants ont parlé de discussions cordiales à la table de négociation, mais confié que la hausse des droits fut à peine effleurée. Peut-être parce que cela n’a jamais été à l’ordre du jour officiel. Les libéraux auraient-ils à gagner à déclencher des élections sur un tel grabuge ? Certains semblent penser que oui, même si cela a des allures très nauséabondes de machiavélisme, dans le sens où ce serait gouverner sans morale.
L’odieux porté hier par la ministre Beauchamp se retournera contre les étudiants, si d’aventure les choses dérapaient encore au-dehors. Est-ce là le souhait d’un gouvernement sans scrupule ?
Le Devoir, Marie-Andrée Chouinard : “Grève étudiante - Machiavel à Québec”.
Au Journal de Montréal, on saluera la lumière de Djemila Benhabib perdue au milieu de chroniqueurs bien, bien à droite (Richard Martineau, Nathalie Elgrably-Lévy, Éric Duhaime, etc.) :
C’est ce qui arrive dans le conflit qui oppose les étudiants à la ministre Beauchamp. Comment expliquer qu’un gouvernement incapable de sévir contre des Mohawks bloquant des routes et qui a notamment fermé les yeux pendant longtemps sur la corruption dans la construction puisse agir d’une façon aussi unilatérale envers les étudiants ?
En sous-estimant leur rôle, leur potentiel ainsi que leur capacité de mobilisation, la ministre de l’Éducation a cruellement manqué de vision.
Cette façon de traiter des citoyens à part entière n’est pas digne d’un pays démocratique. Comment dire? Dépêcher des flics pour mâter des étudiants est franchement indécent. Tenter de les monter les uns contre les autres est terriblement détestable. Encourager la judiciarisation du conflit est pitoyable. En somme, tous les ingrédients étaient réunis pour faire déraper ce conflit vers un affrontement des plus destructifs. S’ajoute à tout le reste la « valse » hésitante d’une des organisations estudiantines à condamner les actes de violence.
Alors, que faire ? Aujourd’hui, la question n’est pas de savoir si l’on est pour ou contre l’augmentation des frais de scolarité ; elle est plutôt dans le rétablissement au plus vite du dialogue entre les parties, c’est-à-dire ouvrir un débat avec les trois associations qui représentent les étudiants.
Trop de temps a été perdu. Au diable cette frousse qui glace le cœur et congèle la raison. Trop, c’est trop !
Journal de Montréal, Djemila Benhabib : “Trop, c’est trop !”.
Je me demandais ce qu’était cet ovni politique que la Coalition Avenir Québec de François Legault. Je crois commencer à comprendre, une pièce à verser au dossier :
François Legault donne raison à la ministre Line Beauchamp, qui a expulsé la Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE). Ce groupe d’étudiants « a démontré sa mauvaise foi », a-t-il insisté.
La FECQ et la FEUQ « porteront l’odieux » d’un éventuel échec si elles ne retournent pas à la table de discussions, a encore soutenu le chef de la Coalition avenir Québec.
Le Soleil, Jean-Marc Salvet : “Droits de scolarité: Québec prêt à faire un pas”.
Peut-être que Mario Asselin pourra nous faire du décryptage…
ÉTUDIANTS : vous m’inspirez.
ÉTUDIANTS : nous ne sommes peut-être pas nombreux, mais nous comprenons votre rage et votre frustration.
ÉTUDIANTS : j’espère que dans 20 ans, quand vous serez à la place de la ministre Beauchamp que vous n’aurez pas oublié, comme elle le fait maintenant, vos idéaux de justice sociale.
Votre carré rouge saigne, mais il se régénère quotidiennement.
Montréalistement : “Rage de dents”.
Sinon, comme je le touittais hier soir, on est en train d’apprendre la peur et la haine de la police à toute une génération. Cela ne cadre pas avec mon idée de la société québécoise.
Bon, je retourne au lit. Ostie de gros rhume…
P.S. Lire aussi Jean Barbe : “Avant qu’il soit trop tard”.
Le 23 janvier dernier, j’avais évoqué l’affaire Charles de Crespy le Prince qui ébranle le marché de la photographie ancienne.
Un informateur, impliqué dans l’histoire, m’indique que les papiers utilisés dataient bien des années 1830-40, ce qui accrédite la thèse d’un effort élaboré de tromperie délibérée de la part du producteur de ces tirages.
Comme je l’écrivais, le moyen physique le plus évident pour authentifier la date d’un tirage photographique ancien, c’est de dater le papier. Mais si les faux sont faits sur papier d’époque, cela peut devenir très compliqué.
Les composés résultant du procédé chimique de création de l’image ne sont pas vraiment datables (allez donc faire parler des atomes de métaux ou d’hypothétiques molécules résiduelles des différents traitements avant rinçage final). Seules de grossières erreurs pourraient trahir le faussaire avec la chimie (par exemple, utiliser de l’acide éthylène diamine tétraacétique, découvert en 1935 et mal rincer l’épreuve…). Si le tirage est fait en respectant scrupuleusement les techniques de l’époque, ce qui se retrouve sur les fibres de cellulose sera en tous points similaire à un tirage d’époque.
Dans le procédé qui nous intéresse ici, les produits chimiques sont simples et limités en nombre (plus limités pour le positif papier salé — seulement sel et chlorure d’argent — que pour le négatif). L’épreuve est fixée au thiosulfate de sodium, dont l’usage photographique est découvert par John Herschel en 1819. Si tout est parfaitement fait, il n’est censé rester que de l’argent sur le papier.
En outre, analyser avec précision la chimie utilisée demande des moyens généralement coûteux (et parfois destructeurs) comme, par exemple, la spectrométrie, ce qui fait que le recours à ce type de techniques est encore peu commun dans l’expertise de photographies. D’autant qu’avec un faux réalisé dans les règles de l’art, des résultats probants ne sont pas garantis. L’analyse chimique ne peut dire que “c’est faux” ou “c’est peut-être vrai”. Si elle ne voit pas de falsification, elle ne sera qu’un élément parmi d’autres entrant en ligne de compte dans le processus d’expertise.
Je pensais :
Paul Messier est l’expert en papier utilisé pour la photographie le plus reconnu au monde. S’il dit que ce sont des faux, c’est probablement que le papier est postérieur à 1848.
L’informateur m’assurant que les papiers sont bien des années 1830-40, cela détruit ma supputation quant à l’analyse de Messier. Cet acteur m’oriente aussi sur ce qui, dans l’analyse, trahirait irréfutablement la fraude.
Le corpus d’œuvres de Charles de Crespy le Prince proposé à la vente comportait non seulement 185 épreuves tirées sur papier salé, mais aussi 73 négatifs sur papier ciré, des calotypes.
Les papiers utilisés pour les négatifs du procédé de Fox Talbot étaient souvent cirés (avant ou après ioduration) pour améliorer la translucidité, réduire le grain, rendre la surface plus lisse et résistante à l’abrasion. (L’idée de cirer le papier avant ioduration remonterait à 1842 sous la plume de Talbot si j’en crois Nicolas Le Guern dans Primitifs de la photographie, Gallimard-BNF, 2010). Aux mêmes fins, de nombreuses autres substances furent également testées pour la préparation du papier, comme des solutions alcooliques de résines naturelles, de camphre, ou encore des mélanges d’huiles et térébenthine. Tout photographe de l’époque se livrait à de nombreuses expérimentations et se voulait chercheur-découvreur.
Ainsi, la cire des négatifs a été analysée et elle comporterait des éléments qui n’existaient pas au milieu du XIXe siècle. (Les cires sont des composés organiques et les cires naturelles comme la cire d’abeille sont des assemblages de nombreux composés. Elles sont bien plus “causantes” que la chimie minérale des procédés photosensibles.)
Tout ceci est inquiétant pour le marché de la photographie et la confiance qui doit présider à toute transaction. Dans des conditions normales d’expertise, ces faux n’étaient pas décelables du premier coup d’œil, même si un faisceau de présomptions avait dissuadé certains spécialistes d’apporter leur caution à cette “découverte”, voire d’exprimer certaines réserves. Les principaux aspects qui devaient initier certains doutes, c’est que l’histoire était trop belle pour être vraie et que, comme je l’évoquais dans mon précédent billet, les sujets communs à tout le lot étaient hors-norme, dans une sorte de répétition obsessive :
Il y a quelque chose de très curieux dans ces photos de Charles-Édouard de Crespy le Prince, c’est que rien ne permet de les dater dans leurs sujets. Que des arbres, des rochers. Bref, de l’intemporel. Tout le corpus proposé à la vente est d’une rare homogénéité. Étrange.
Si un Henri Le Secq a fait des images tout à fait similaires, il n’a pas fait que ça.
Si j’en crois Rue89, les tirages étaient passés avant la vente entre les mains de Sylvie Aubenas. Si cette experte reconnue a émis des doutes, elle n’a pas non plus affirmé et fait savoir que c’était sûrement des faux. De même pour Patrick Lamotte, spécialiste de la photographie à l’atelier de restauration de la Bibliothèque nationale, qui n’aurait pas voulu se prononcer en l’absence d’analyses chimiques. On peut donc penser que ces faux sont loin d’être aussi grossiers que certains voudraient le laisser entendre avec la facilité du jugement a posteriori.
Seules des expertises scientifiques permettent de donner des réponses quand il y a doute (en dans le cas présent, ce sont elles qui seront au cœur des différentes actions judiciaires en cours). Il n’est cependant pas envisageable de faire passer en labo tout ce qui se vend sur le marché.
Enfin, cette histoire (qui fait suite à d’autres mic-macs dans le marché de la photo ancienne, genre affaire Hine-Rosenblum…) démontre, si besoin était, qu’il est possible de faire des faux très trompeurs, voire presque parfaits. Les “Crespy le Prince” n’en étaient pas (outre la question de la cire, il y avait toute une série de petites anomalies qui, réunies, auraient dû permettre de suspecter une fraude), mais ça tenait finalement à peu de choses, aisément surmontables par un faussaire plus soigneux.
Cette affaire est assez passionnante pour tout amateur de procédés anciens. J’aimerai beaucoup connaître la teneur exacte de ce fameux rapport d’expertise de Paul Messier.
Enfin, je m’interroge sur le faussaire et ses motivations. Il y a de nos jours des gens, comme par exemple Christopher A. Wright, qui savent très bien faire de vrais callotypes dans les règles de l’art. Mais il faut avouer que ces gens sont assez peu nombreux dans le monde… Quel amateur de procédés anciens a pu ainsi aller se compromettre dans cette histoire ? (Sachant que ces faux ont peut-être déjà un certain âge.)
Le mystère reste entier.
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P.S. Une hypothèse qui m’est passée par la tête est que tous ces tirages seraient le fruit du travail d’un amateur explorant la technique du callotype, peut-être il y a plusieurs décennies. Et que ce serait une autre personne, indélicate, ayant mis la main sur ce lot de tirages, peut-être dans une brocante, qui aurait ajouté les éléments pour faire croire à l’imaginaire attribution à l’obscur Charles de Crespy le Prince, qui aurait ainsi construit l’histoire qui valorise ces négatifs et tirages. Mais ça ne colle pas trop avec le papier qui serait vraiment d’époque…
Blah ? Touitter !