Caisse bleue #2
Imprimante matricielle sur papier à bandes caroll. Circa mes 18-20 ans, ou plus tôt. Devinez l’auteur qui était ma source d’inspiration à l’époque…
Les vigoureuses lianes d’une clématite, dont l’abondante floraison printanière attire de nombreux insectes butineurs, encore engourdis par le froid, enlacent la vieille serre abandonnée à l’intérieur de laquelle des pots, où prospèrent désormais les orties, sont alignés sur des tables pourries. Le sol est jonché des débris du vitrage qui font crisser chacun de mes pas. Toutes les orchidées et autres curiosités tropicales qui nous avaient tant enchantées ont maintenant cédé la place aux lamiers et au volubile liseron qui grimpe à l’assaut des élégantes volutes de fer rouillé. Rien de ce désolant spectacle ne fait partie de mes souvenirs.
Souvenez-vous du lieu gai et clair où l’on pouvait admirer une des plus belles collections de fleurs rares, surtout de sophistiquées et précieuses orchidées, qui témoignait du goût et de la folle passion de l’esthète qui nous accueillait ici. Sous les dômes vitrés, rutilants de soleil, le jardinier en chef s’activait presque continuellement pour maintenir l’artificiel climat et veiller les plantes les plus délicates, déplaçant des ombrières, vaporisant là un feuillage, tuteurant ici une branche trop chargée de fleurs ou dosant précautionneusement l’entrebâillement d’un châssis, l’oeil fixé sur les aiguilles des hygromètres et des thermomètres. Je le vois encore, penché sur ses semis, le regard attendri, tel un père au berceau de son enfant, admirant la vigueur de ces jeunes plantules qui redressaient lentement leur lourde tête pour enfin éclater en de larges cotylédones qui nourriraient en leur sein les premières feuilles de ce qui deviendrait, à force de patience, une nouvelle merveille dont on ajouterait le nom sur le livre de bord de la serre. Et ce vaisseau de verre traverserait les saisons, abritant en ses cales la précieuse cargaison, sous le commandement du capitaine jardinier. Parfois, un visiteur chargé de catalogues venait proposer de nouvelles recrues pour l’équipage, un autre venait pour supplier la moindre bouture, la moindre graine.
Vous rappelez-vous de ces énormes potées d’orchidées, des cymbidium, je crois, qui vous avaient tant impressionnées ? Ces fleurs sont bien quelconques depuis qu’on les trouve chez tout fleuriste pour un prix modique à toute époque de l’année. Leurs tissus turgescents et cireux, leurs pétales jaunis, leurs labelles margés d’éclaboussures terreuses n’en faisaient pas des fleurs très séduisantes ; elles avaient le mérite d’être rares et étranges, symboles de lointains horizons. Elles sont aujourd’hui communes et vulgaires.
Mais il y avait bien d’autres merveilles, de ces épiphytes capricieux pour lesquels un entreprenant explorateur avait bravé mille dangers, traversé maintes jungles étouffantes, afin que nous puissions admirer ces joyaux végétaux, tantôt pleins de grâce et de charme, tantôt monstrueux et hideux ; bien que la plus laide d’entre toutes soit souvent aux yeux du botaniste et de l’amateur la plus séduisante. Je ne me lassais pas d’observer ces cattleyas, odontoglossum, miltonia, satyrium, phragmopedilum, phaius, oncidium, sophronites, etc. Tous ces noms étaient pour moi autant de sujets de rêverie et j’imaginais d’étranges légendes qui pouvaient expliquer ces mystérieuses appellations. J’étais parfois suffoqué de surprise devant un spécimen, tel un des Esseintes fasciné, entouré de ces folies végétales.
Certaines, parmi les plus déconcertantes, semblaient artificielles tant leur matière évoquait celle des fleurs imputrescibles qui ornent tant de tombes. Elles poussaient parfois la perfection jusqu’à exhaler des senteurs de caoutchouc brûlé, fruits de l’incroyable complexité qui règne dans la chimie des végétaux. Il fallait parfois toucher la chose, tant elle semblait factice pour se convaincre que cela n’était pas le résultat du labeur de l’homme, mais bien celui de cette nature qui nous dépasse tant. Il y avait aussi des monstres simulant des chairs putrides, des pétales sillonnés de varices violacées, des labelles velus aux extrémités pustuleuses, des sépales aux excroissances verruqueuses, des plantes atteintes de vésanie exhibaient des peaux vésiculeuses striées d’artères rougeâtres, d’autres avaient des fleurs en forme de pipes aux fourneaux emplis de liqueurs délétères, pièges immondes pour l’insecte avide de nectar qui se retrouve prisonnier d’un cul de basse-fosse où il trouvera sa fin, noyé de sucs digestifs.
Ici une feuille succulente aux extravagantes déformations, là un pétale charnu et cramoisi aux reflets verdâtres, ravagé de brûlures suintantes, ou encore une tige émeraude cérusée de rose, supportant des feuilles diaphanes et chlorosées, tout donnait l’impression d’un recueil des pires maladies. On pouvait distinguer des variétés lépreuses, d’autres syphilitiques. Un dermatologiste aurait reconnu chancres, roséoles, bouffissures, bubons, chéloïdes, bourbillons, chloasmas sur ces feuilles et un spécialiste aurait pu diagnostiquer hydropisies, oedèmes, cirrhoses, anévrismes, tumeurs, anasarques, etc. Toute cette invraisemblable aliénation n’était qu’organes de procréation, je n’avais sous mes yeux que sexes tropicaux.
Blah ? Touitter !